Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épars les élémens dont se compose mon individualité. Pour comprendre le secret de mon être, il me fallait aller interroger les débris de l’Orient, les oracles muets de la Grèce, les bruyères des Gaules, les forêts silencieuses de la Germanie. Ainsi je m’arrêtais pour écouter au fond de mon âme le sourd retentissement des siècles passés ; je vivais, non plus en moi, mais dans cette masse confuse de nations et d’existences diverses qui m’ont précédé, et je me livrais si bien à elles, que je crus quelque temps que ma personnalité allait être absorbée dans la conscience universelle du genre humain. » Mais non, la seconde inspiration de M. Quinet le défendait contre la première ; le sentiment de la liberté était trop puissant chez lui pour s’effacer et se fondre dans l’idée de la solidarité humaine. Ce sentiment de la personne, cette conscience de la monade, pour parler le langage de Leibnitz, pourra s’affaiblir dans un esprit allemand, il restera intact chez une intelligence française. C’est même par cet attachement naturel à la liberté de l’individu que le traducteur de Herder, sans y prétendre, rectifiera son maître. Dans les tableaux du philosophe allemand, l’humanité s’épanouit comme une fleur ; dans l’introduction de M. Quinet, elle agite librement toutes ses forces. Sa vie est une lutte ; elle conquiert pied à pied tous ses domaines, le domaine physique où s’exerce son corps, le domaine moral où se déploie son esprit. Elle n’a pas reçu, à l’origine des choses, la révélation du langage et de la pensée ; elle n’a pas recueilli une règle, une loi, une tradition primitive et merveilleuse, qu’elle se bornerait à répéter de siècle en siècle. Le don que lui a fait le Créateur est bien autrement précieux : elle a reçu cette impatience du repos, ce besoin de mouvement, cette aspiration vers le mieux, inquiétude sublime ou plutôt énergie féconde et libre d’où sortent toutes les manifestations de la vie, et sans laquelle l’histoire entière, avec son agitation perpétuelle, serait un effet sans cause. Cette conception si vive de la liberté de l’individu, jointe à un sentiment presque mystique de la communauté universelle, est un point très important de la philosophie de l’histoire de M. Quinet ; elle est exprimée avec beaucoup de force et d’éloquence dans une page que je ne puis me dispenser de citer ici.


« En un mot, l’histoire, dans son commencement comme dans sa fin, est le spectacle de la liberté, la protestation du genre humain, contre le monde qui l’enchaîne, le triomphe de l’infini sur le fini, l’affranchissement de l’esprit, le règne de l’âme ; le jour ou la liberté manquerait au monde serait celui où l’histoire s’arrêterait. Poussé par une main invisible, non-seulement le genre humain a brisé le sceau de l’univers et tenté une carrière inconnue jusque-là, mais il triomphe de lui-même, se dérobe à ses propres voies, et, changeant incessamment de formes et d’idoles, chaque effort atteste que l’univers