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démoralisés. Ce n’est pas cependant la morale qui leur manque, mais ils la considèrent comme un objet de luxe, hors de leur portée, réservé presque exclusivement aux classes élevées de la société. En voyant la profonde et infranchissable ligne de démarcation qui les sépare du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie opulente, ils ne se croient pas astreints (presque à titre de compensation) à la sévérité des principes qu’ils entendent prêcher dans les églises. Aussi les couches infimes du peuple, comme les trasteverini, les bagarini, les minenti, les montegiani, sont-elles naïvement et systématiquement corrompues.

Grégoire XVI, qui occupait alors le trône pontifical, avait passé toute sa vie dans une cellule, et connaissait fort peu le monde. Ses ouvrages théologiques l’avaient d’abord porté au cardinalat, puis l’avaient fait décorer de la pourpre de saint Pierre. Il se trouva tout à coup placé dans un milieu étranger à toutes ses habitudes, et dont il n’avait pas la moindre notion. Mauro Cappellari apporta sur le trône pontifical les bonnes comme les mauvaises qualités du cloître ; mais les vertus d’un moine ne sont pas celles d’un pape. La modestie, l’humilité, la parcimonie, l’amour de la retraite et de la solitude, ne conviennent guère aux souverains. Fils d’un marchand de charbon, élevé comme un trappiste, Grégoire XVI resta moine sous la tiare. Le prédécesseur de Pie IX fut donc, comme souverain temporel, un être sui generis, sans énergie, sans expérience, méticuleux, pétri de fausses idées en administration, en politique, en commerce, en beaux-arts, et même en science. Tout changement lui faisait peur, toute idée un peu grande l’effrayait. Le bien-être matériel de ses sujets était pour lui une chose tout au moins secondaire, je dirai plus, une superfluité. Tout projet conçu dans cette pensée était à ses yeux une innovation empruntée au carbonarisme, au diable, à l’enfer. Ce n’est pas que sous d’autres rapports il négligeât d’améliorer matériellement le sort de ses sujets : jamais le peuple romain n’eut tant d’hôpitaux, tant de bureaux de bienfaisance ; mais ce qui lui manquait, c’étaient des institutions commerciales et industrielles, c’étaient la protection et les encouragemens accordés dans d’autres pays de l’Europe aux arts et métiers. En un mot, les lois de l’économie sociale étaient inconnues à Rome en pratique comme en théorie. Tolérant dans les choses indifférentes ou douteuses, un pareil gouvernement était dur, intraitable, cruel même et presque injuste en politique. C’était le sentiment du devoir qui faisait agir ainsi le pape Grégoire XVI ; il se croyait obligé de gouverner les hommes, comme il avait gouverné les moines, sans contrôle, sans garanties, avec une infaillibilité suprême. Aussi la sévérité n’était-elle pas chez lui un effet de l’ambition non plus