Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savante, il se trouve à chaque pas face à face avec la vie réelle des Chinois, non pas de ces Chinois de paravent ou de porcelaine dont les portraits grotesques, caricatures de couleur locale, circulent si abondamment en Europe, mais des Chinois pur sang, à l’état naturel et simple, dont les types nous sont encore si peu familiers.

Mettons-nous donc sans retard en route, et suivons M. Fortune dans sa première excursion. Nous sommes à Ning-po, l’un des ports ouverts aux Européens, et il s’agit de gagner les districts de la province du Ché-kiang, où se trouvent les principales plantations de thé. — On sait qu’en Chine les voyages se font par eau. Les fleuves, les canaux, les lacs coupent le pays dans tous les sens, et servent de routes impériales. Les voitures, c’est-à-dire les bateaux, sont toujours à portée, et si ce mode de locomotion n’est point des plus rapides sur les eaux calmes d’un canal, il est du moins peu fatigant. Le centre de l’embarcation est occupé par une chambre couverte dans laquelle se tient le voyageur assez comfortablement installé sur un plancher de nattes : à l’avant est disposée une autre chambre à l’usage des domestiques ; à l’arrière, le propriétaire du bateau, assisté d’un jeune boy, manœuvre un long aviron, gouvernail et propulseur du petit navire auquel vous confiez vos destinées. On marche ainsi nuit et jour. Sur les fleuves, lorsque le vent et le courant sont contraires, on jette l’ancre pour quelques heures ; mais sur les canaux, où le courant est à peu près insensible, l’aviron ne chôme jamais : le batelier et son mousse se relaient sans interruption à la godille, et il faut vraiment qu’ils aient acquis une grande habitude de ce perpétuel mouvement de bras et de jambes pour supporter ce rude travail auquel succomberaient nos plus robustes matelots. — En moins d’une nuit, nous arrivons au terme de la première étape. Le soleil n’a pas encore paru, et il serait temps de dormir pour se préparer aux fatigues d’une chaude journée qui doit être consacrée à la botanique. Malheureusement il n’est point toujours aisé de fermer l’œil en pays chinois. Voici un effroyable vacarme, un grand mouvement de bateaux, des voix d’hommes et de femmes qui se croisent et s’entre-choquent de tous côtés. Serait-ce une invasion de l’armée de Tae-ping ? Les rebelles ne sont pas loin, et à chaque instant il peut leur prendre fantaisie de troubler le repos de cet innocent district. Fausse alerte : cette bruyante affluence de bateaux et de peuple qui couvre le canal est simplement occasionnée par un pèlerinage au temple d’Ayuka. Au lever du jour, les bateaux se pressent vers le rivage ; la foule débarque pêle-mêle ; on entend les voix aiguës des femmes qui craignent de s’aventurer sur leurs petits pieds et appellent au secours. À mesure qu’un bateau est déchargé, de vigoureux gaillards s’emparent,