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bon gré mal gré, des enfans et des femmes, les établissent dans de légers palanquins de bambou, et les enlèvent au pas de course. La procession populaire, divisée en petits groupes, se dirige vers une hauteur au sommet de laquelle s’élève le temple, dominant une charmante vallée que sillonnent plusieurs canaux, et qui est couverte de villages et de fermes. Ici, une fraîche senteur s’exhale des gerbes de riz récemment coupées ; là s’étendent des champs de thé ou de patates ; plus loin, des touffes de fleurs mollement agitées aux premières brises du jour, et se préparant à briller de leur naturel éclat aux feux de leur soleil ; enfin çà et là, comme pour faire contraste avec ce vivant tableau, des blocs de granit ruinés par le temps, tombeaux vénérables sous lesquels reposent, assure-t-on, plusieurs souverains de l’ancienne dynastie des Mings. M. Fortune se plaît à décrire ce paysage chinois qu’il rencontre par hasard sur la route au bout de laquelle il ne cherchait que quelques plants de thé. À demain donc les affaires sérieuses et la botanique ! L’occasion est trop belle pour observer le caractère populaire pendant ce pèlerinage, et pour prendre la mesure de la piété des Chinois.

M. Fortune se mêle à la procession, suit les groupes, dépasse sans peine les femmes aux petits pieds, qui se rangent timidement, se couvrent à moitié le visage de leur éventail, et ne se révèlent que par de légers éclats de voix, lorsque l’étranger est déjà loin. Quant aux hommes, ils causent et rient volontiers ; ils ne s’offusquent nullement de voir un Européen, un diable, qui n’est point de leur paroisse, prendre part à la fête et se faire un spectacle de leur solennité religieuse. La foule est nombreuse cependant ; à l’approche du temple, elle se grossit des députations qui arrivent, par plusieurs chemins de traverse, de tous les bourgs de la vallée. Il suffirait d’un dévot trop scrupuleux, d’un fanatique ou seulement d’une mauvaise tête pour chercher querelle à cet importun qui s’expose sans permission aux regards des dames chinoises, à ce profane qui va souiller de sa présence les temples sacrés d’Ayuka ! Mais M. Fortune connaît son monde. Quelques bonnes paroles et au besoin quelques quolibets échangés avec les hommes, des complimens pour les enfans (les petits Chinois, avec leur tête rase et leur figure pleine, ont si bonne mine !), des égards pour les femmes, qu’il faut bien se garder d’effaroucher par une curiosité trop directe, voilà les moyens très simples de naviguer à travers ces océans populaires, où pourtant plus d’un voyageur a eu la maladresse de faire naufrage. M. Fortune arrive donc sans encombre sur l’esplanade du temple, qui est couverte de boutiques, où l’on vend des cierges, des bâtons d’encens, des papiers à brûler devant les idoles, des comestibles, des