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« On lui objecta qu’il était pauvre, il l’avait dit, et tout son extérieur l’annonçait. On trouvait juste qu’il fut indemnisé d’une longue route et de la peine qu’il avait prise d’exécuter ponctuellement les ordres relatifs à mon éloignement ; mais il refusa cette offre avec une obstination austère. Il disparut très brusquement, disant, pour se soustraire aux questions, qu’il reviendrait le lendemain. Cependant il ne revint pas ; on ne l’a jamais revu, on n’a jamais entendu parler de lui, et je restai ainsi confié, ou, pour mieux dire, abandonné, grâce au ciel, aux soins de M. et Mme  Goffredi. »

— Mais l’histoire du lac, de la fenêtre et du bateau, où diable l’avez-vous prise ?

— Attendez ! Quand j’eus cinq ou six ans (je paraissais en avoir quatre ou cinq quand je fis mon entrée à Pérouse sous le manteau de l’homme masqué), je fis une chute, et l’on me crut tué. C’était peu de chose ; mais parmi les amis de ma famille adoptive qui venaient s’informer de moi, il se glissa un petit Juif, baptisé ou non, qui faisait commerce d’objets d’art et d’antiquailles avec les étrangers, et qui était fixé à Pérouse. Mes parens n’aimaient pas ce Juif parce qu’il était Juif, et qu’on a, en Italie comme ici, de grandes préventions contre cette race. Il s’informa de moi avec sollicitude et demanda même à me voir pour s’assurer de mon état.

« Un an plus tard, comme nous avions passé l’été à la campagne, il vint, dès notre retour en ville, s’informer encore de moi et voir par ses yeux si j’avais grandi et si j’étais bien portant. On s’étonna alors tout à fait, et on lui demanda quelle sorte d’intérêt il me portait, en le menaçant de lui fermer la porte s’il ne donnait une explication satisfaisante de sa conduite, car on m’aimait déjà, et on craignait que je ne fusse enlevé par ce Juif. Il avoua alors ou il inventa de dire qu’il avait par hasard donné asile à l’homme masqué le jour où il m’avait apporté dans la ville, et qu’il lui avait arraché diverses confidences relatives à moi. Ces confidences vagues, invraisemblables et ne menant à rien, sont celles que je vous ai dites au commencement de mon histoire, et auxquelles il n’y a pas lieu probablement d’accorder la moindre créance. Ma mère adoptive ne fit que s’en amuser ; mais, trouvant dans l’aventure quelque chose de romanesque, elle me donna le surnom de del lago, qui est devenu pendant longtemps mon nom véritable. »

— Mais le nom de baptême Christian, Christin, Christiern, Chrétien ou Cristiano, qui vous l’avait donné ?

— L’homme masqué, sans en ajouter aucun autre.

— Parlait-il italien, cet homme ?

— Mal, et la peine qu’il avait eue à s’expliquer n’avait pas peu contribué au mystère qui m’enveloppait.