Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

régions, de leur rendre la sécurité des anciens temps ; mais elle devra étudier avec respect et s’approprier sur beaucoup de points les procédés ingénieux de l’expérience chinoise. Il en sera ainsi toutes les fois que les deux civilisations se rencontreront avec leur génie si divers ; la science nouvelle, dont l’Occident se montre si fière, n’aura point à mépriser les enseignemens pratiques que lui prodiguera l’antique expérience de l’Orient.

Il serait injuste cependant de médire des fleuves de la Chine ; s’ils causent parfois d’affreux ravages, ce sont eux qui procurent la richesse, le mouvement, la beauté, la vie, à cet immense empire ; ils arrosent les campagnes, ils élèvent ou abaissent tour à tour leurs eaux dans les rizières ; ils alimentent les étangs et les lacs, réservoirs poissonneux à la surface desquels flottent de pittoresques archipels ou des villes de bateaux ; ils se laissent creuser sur leurs deux rives et, pour ainsi dire, saigner aux deux bras pour se partager entre mille canaux qui vont porter jusque sur les lieux hauts leur féconde rosée. Enfin, après avoir nourri le sol par l’engrais de leur limon, ils prennent les produits, les distribuent dans toutes les directions et font circuler du centre aux extrémités de l’empire les richesses qu’ils ont créées. Nous sommes arrêtés devant Mei-chi ; petite ville ignorée au milieu d’un cercle de montagnes, cachée derrière un rideau de mûriers, presque noyée dans un bain de rizières. Il suffirait d’une frêle barque pour remonter jusqu’à Pékin au nord, pour descendre au sud jusque dans le voisinage de Canton ; pour gagner à l’est les ports de l’Océan. Nous allons, sans toucher terre, retourner à Shang-haï, en traversant les campagnes et les villes, et rien n’entraverait notre marche, n’était l’encombrement de jonques qui annonce l’approche de quelque grande cité. Nous vivrons dans notre bateau comme si nous étions dans une bonne chambre d’hôtel. M. Fortune y prend ses repas, fait ses affaires, donne ses audiences. Attention pourtant, quand nous passerons sous un pont ! Le batelier s’empresse d’avertir pour que l’on se taise. On ne parle pas sous les ponts. — Et pourquoi ? — Cela porte malheur, superstition chinoise ! — Qu’arrive-t-il encore ? Voici le batelier qui se précipite pour placer son large chapeau de paille sur l’un des yeux peints qui ornent l’avant du bateau. La même manœuvre s’exécute à bord des barques qui naviguent près de nous. C’est que l’on vient d’apercevoir un cadavre flottant sur l’eau, et il ne faut pas, sous peine de grands malheurs, que les yeux de la jonque soient attristés par ce pénible spectacle. — Dans quelques districts, on aperçoit les traces du passage des rebelles, c’est-à-dire les champs dévastés, les maisons détruites, les barques défoncées et ensablées, et presque immédiatement on retrouve l’image d’une paix séculaire et de la sécurité la plus complète.