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tin,… oui, je reconnais que cette nature est grandiose, et que ce que je vois de cette fenêtre est un tableau qui m’éblouit, mais il m’éblouit, monsieur, et c’est là toute la critique que j’en veux faire. Il m’exalte, il m’élève au-dessus de moi-même… C’est beaucoup sans doute que l’enthousiasme ; mais est-ce là toute la vie ? L’homme n’a-t-il pas un immense besoin de repos, de contemplation sans effort, et de cette rêverie molle et délicieuse que nous appelons chez nous le far niente ? Or c’est là-bas, sur le Trasimène, qu’on se sent magnifiquement végéter. C’est là que j’ai poussé tout tranquillement et sans crise violente, moi, fétu transporté de je ne sais quelle région inconnue sur ces rives bénies du soleil, sous le clair ombrage des vieux oliviers, et comme baigné incessamment dans un fluide d’or chaud !

« Nous avions (hélas, je dis nous !) une petite maison de campagne, une villetta, sur le bord d’un ruisseau appelé le Sanguineto, ou Ruisseau de Sang, en souvenir, dit-on, du sang versé et ruisselant par la campagne à la fameuse bataille de Trasimène. Nous passions là toute la belle saison dans une oasis de délices champêtres. Les ruisseaux ne charrient plus de cadavres, et les ondes du Sanguineto sont limpides comme le cristal. Pourtant mon brave père adoptif était absorbé par l’unique préoccupation de rechercher des ossemens, des médailles et des débris d’armures, que l’on trouve encore en grande quantité dans l’herbe et les fleurs sur les rives du lac. Sa femme, qui l’adorait (et elle avait bien raison), l’accompagnait partout, et moi, le gros garçon insouciant, que l’on daignait adorer aussi, je me roulais dans le sable tiède, ou je rêvais, balancé par le pas régulier de Nino, sur les genoux de mon aimable mère.

« Peu à peu je vis et compris la splendeur des jours et des nuits dans cette douce contrée. Ce lac est immense, non qu’il soit aussi étendu que le moindre des vôtres, mais parce que la grandeur n’est pas dans la dimension. La coupe de ses lignes est si vaste et son atmosphère si moelleuse à l’œil, que ses profondeurs lumineuses donnent l’idée de l’infini. Je ne puis me rappeler sans émotion certains levers et certains couchers de soleil sur ce miroir uni où se reflétaient des pointes de terre chargées de gros arbres arrondis et puissans, et les îlots lointains, blancs comme l’albâtre au sein des ondes rosées. Et la nuit, quelles myriades d’étoiles tremblotaient, sans confusion et sans secousses, dans ces eaux tranquilles ! Quelles vapeurs suaves rampaient sur les collines argentées, et quelles mystérieuses harmonies couraient discrètement le long de la rive avec le faible remous de cette grande masse d’eau qui semblait craindre de troubler le sommeil des fleurs ! Chez vous, convenez-en, monsieur Goefle, la nature est violente, même dans son repos d’hiver. Tout