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pratique quand besoin serait. L’événement n’a pas démenti mes espérances. Il ne me faut pas plus de quinze jours pour parler sans accent une langue que j’ai apprise seul avec mes livres.

« En même temps que j’apprenais les langues, j’apprenais aussi le dessin et un peu de peinture, pour être à même de fixer, par quelques études de ce genre, mes souvenirs de voyages, les sites, les hautes plantes, les costumes, les monumens, tout ce qui ne peut être emporté que dans l’esprit quand la main est inhabile et contrarie le sentiment intérieur. Et puis je lisais aussi les bons écrivains, afin de m’exercer à rédiger clairement et rapidement, car j’étais souvent choqué du style obscur et confus des livres de voyages, — si bien, monsieur Goefle, qu’à dix-huit ans j’étais tout préparé à devenir, sinon un savant, du moins un homme utile par son savoir, son activité, son aptitude au travail et ses facultés d’observation. Ce fut là le plus beau temps de ma vie, le mieux employé, le plus pur et le plus doux. Ah ! s’il avait pu durer quelques années de plus, je serais un autre homme !

« M. Goffredi, qui, plongé dans ses recherches d’antiquaire, ne s’occupait pas directement de mon éducation, mais qui de temps en temps me faisait récapituler mes études et m’observait alors avec soin, prit confiance entière dans mon jugement, quand il se fut assuré que je ne perdais pas trop mon temps et ma peine. Il avait d’abord voulu me détourner d’embrasser trop de choses ; mais, voyant que mes notions diverses se plaçaient sans trop de confusion dans ma cervelle, il se mit à rêver pour moi et avec moi tout ce que je rêvais. Lui-même avait voyagé avant son mariage, et il projetait une nouvelle tournée archéologique vers des points qu’il n’avait pas explorés. Il nourrissait ce projet surtout depuis un petit héritage qu’il avait fait récemment, et qui lui permettait de renoncer à son emploi de professeur à l’université. Il travaillait depuis dix ans à un ouvrage qu’il ne pouvait compléter sans voir le littoral de l’Afrique et certaines îles de la Grèce. Il faut vous dire qu’il avait le travail pénible et lent, faute d’un style clair et peut-être aussi d’une certaine netteté d’esprit dans l’exposé de ses ingénieuses déductions. C’était un génie à qui le talent manquait.

« Il fut satisfait de la manière dont je rédigeai quelques pages de son travail, et résolut de m’emmener, afin de me mettre à même d’écrire son ouvrage au retour. Je faillis devenir fou de joie quand il me fit part de cette détermination ; mais ma joie se changea en tristesse à l’idée de laisser seule ma mère adoptive, cette adorable femme qui ne vivait que pour nous, et je demandai à rester avec elle.

« Elle m’en sut gré, mais elle trouva moyen de nous contenter