Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Qui sait ? vous en voulez conclure…

— Qu’il y a peut-être là quelque crime enfoui, quelque victime encore vivante d’une des mille vengeances ténébreuses attribuées au baron.

— Tiens ! ce serait drôle de découvrir ça, dit l’avocat, rêveur tout à coup, Êtes-vous sûr de n’avoir pas rêvé cette voix et ces chants bizarres ?

— Comment, si j’en suis sûr !

— Ah ! vous l’avez dit tantôt, on est quelquefois halluciné. Or on l’est par l’oreille aussi bien que par les yeux, et il faut que vous sachiez (pour vous en méfier) à quel point l’hallucination est répandue en Suède, surtout lorsque l’on monte vers le nord, où cela devient, pour les deux tiers de la population, une sorte d’état chronique.

— Oui, la superstition aidant, ces visions deviennent contagieuses ; mais je vous prie de croire que je ne suis pas sous l’impression de la foi aux sorcières et aux esprits malins des lacs, des torrens et des vieux manoirs.

— Ni moi non plus, à coup sûr. Et cependant… tenez, Christian, il y a, indépendamment de la superstition, quelque chose d’inexplicable dans les effets que la nature du nord produit sur les imaginations vives. Cela est dans l’air, dans les sons singulièrement répercutés sur les glaces, dans les brumes pleines de formes mystérieuses, dans les mirages merveilleux de nos lacs, le hagring, phénomène inoui dont vous avez certainement entendu parler, et que vous pourrez voir sur celui-ci d’un moment à l’autre ; cela est peut-être aussi dans les désordres physiques causés à la circulation du sang par le passage continuel de l’atmosphère glacée à celle de nos appartemens qui est trop chargée de calorique, et réciproquement par le passage subit et inévitable du chaud au froid. Enfin, que vous dirai-je ? les gens les plus raisonnables, les mieux portans, les moins crédules, ceux même qui avaient passé la plus longue moitié de leur vie à l’abri de ces illusions, en sont tout à coup saisis, et moi qui vous parle…

— Achevez, M. Goefle,… à moins pourtant que ce récit ne vous soit trop pénible, car vous voilà pâle comme votre serviette.

— Et je me sens mal à l’aise pour tout de bon. Cela m’est arrivé deux ou trois fois aujourd’hui. Pauvre machine que l’homme ! tout ce qui dépasse son raisonnement l’épouvante ou le trouble. Versez-moi un bon verre de porto, Christian, et à votre santé. Après tout, je suis content d’avoir refusé le grand dîner de là-bas, et de me retrouver seul avec vous dans cette damnée chambre dont je veux me moquer quand même. Comme, de votre côté, vous me faites le sacrifice de manger sans faim et de m’écouter en dépit de vos préoc-