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montré quelles étaient les ressources et les forces de la civilisation, et la Russie s’apprête à profiter de cette grande leçon : singulière surprise pour les esprits attardés qui étaient tout disposés à voir dans le régime russe une sorte d’idéal ! Ce régime ne pouvait continuer de subsister qu’en maintenant une espèce de blocus hermétique contre les idées de l’Occident. Il fallait user de la recette donnée à Faust par Méphistophélès : renoncer à toute tendance supérieure, à tout développement de l’intelligence ; se renfermer dans la vie purement matérielle et instinctive, en brisant le plus énergique levier de la production, qui est le sentiment moral et la puissance de l’esprit ; maintenir religieusement les vieilles relations sociales et les abus qui les accompagnent, et se garder surtout d’améliorer en rien les voies de communication. De cette manière on pouvait se soustraire à la redoutable influence de la civilisation ; mais quand on a mis une fois le pied sur la voie du progrès, — et l’on est bien forcé de le faire dans un temps où ceux qui n’avancent pas reculent, — quand on veut ne pas déchoir par rapport aux autres nations, il devient impossible de s’arrêter.

Merveilleuse harmonie des desseins de la Providence ! tout se relie et tend au même but. L’Angleterre abolit les lois céréales ; elle ouvre un plus large débouché à la production agricole de la Russie : il faut améliorer et étendre celle-ci. Les chemins de fer se construisent, ils multiplient les points de contact avec le reste du monde, en élargissant le cercle des relations matérielles ; des besoins nouveaux se réveillent, il faut les satisfaire. On arrive ainsi à reconnaître que la vie d’un peuple est une, que les diverses manifestations de son activité, politique, droit, organisation sociale, partent d’une source commune, se supposent et s’expliquent mutuellement.

Du moment que, pour nous borner au point de vue qui se rattache plus intimement à l’objet qui nous occupe, le système de culture est appelé à se modifier sous des influences éminemment matérielles, celles de la population qui se multiplie et du débouché qui s’ouvre, les rapports des personnes, la constitution de l’état et toutes les relations de la vie civile doivent également se transformer. La servitude devient alors plus pesante à l’esclave et moins profitable au maître. Quand il ne s’agit plus de recueillir en quelque sorte les dons spontanés de la nature, mais de contraindre le sol à produire, quand, au lieu d’une culture qui se borne à effleurer à peine la terre, on entre dans la voie d’une culture qui modifie les élémens de la production, quand le génie industriel multiplie les fabriques et les manufactures, quand le commerce ouvre le champ illimité des échanges, le régime patriarcal doit céder la place aux lois du travail libre, principal élément de l’existence moderne. Le mouvement auquel obéit la Russie n’a donc rien d’arbitraire ni d’imprévu : la nature des