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plus sacré, la liberté humaine. Si la servitude personnelle s’est étendue à cette époque, si la dernière couche du servage s’est formée, c’est qu’elle rencontrait un terrain bien préparé et depuis longtemps gouverné par une loi plus dure, celle de l’esclavage pur et simple. Une partie de la population qui avait conservé certains attributs de la liberté sans avoir jamais acquis la propriété du sol, énervée sous la longue oppression des Mongols et dégradée par le contact des esclaves, se courba sous le régime du servage proprement dit. Des écrivains modernes accusent Karamsine de n’avoir parlé du célèbre oukase de 1592, rendu à l’instigation de Boris Godounof, qu’en y attachant l’idée d’un simple règlement de police. Ce reproche ne nous paraît pas fondé : l’oukase de 1592 n’a point l’importance qu’on voudrait lui attribuer en oubliant que le plus souvent les anciens textes législatifs se bornent à formuler des faits accomplis. Voici le texte même de Karamsine[1] :


« Nous savons que dans les temps les plus reculés les paysans jouissaient en Russie de la liberté civile, mais sans posséder de biens-fonds, qu’à une époque désignée par la loi (la Saint-George) ils avaient le droit de changer de domicile et de seigneur, à la condition de faire valoir une partie de la terre pour le compte du seigneur et une autre pour leur propre compte, ou bien de payer une redevance (obrok). Le régent Boris Godounof vit les inconvéniens de ces migrations, qui souvent trompèrent l’espoir qu’avaient eu les cultivateurs de trouver un meilleur maître, et ne leur donnèrent le temps ni de s’établir, ni de s’habituer au pays et aux hommes. Il vit qu’en augmentant le nombre des paysans nomades et des pauvres, elles s’opposaient aux progrès de l’économie domestique et à ceux de la sociabilité. — Il supprima en 1592 ou 1593 la loi qui donnait aux paysans le droit de passer d’un village à l’autre, et il les rendit à jamais serfs des seigneurs.

« L’édit de 1597 servit de complément à ce nouveau règlement. Il prescrivait les mesures les plus rigoureuses pour rendre aux seigneurs ceux de leurs paysans qui avaient fui dans l’espace des cinq dernières années pour échapper au servage. — À cette même époque parut l’oukase qui ordonnait que tous les boyards, les princes, les nobles, les employés civils et militaires et les marchands fissent valoir leurs droits sur leurs domestiques-serfs, afin qu’ils fussent inscrits sur les livres du tribunal des serfs, avec ordre à ce tribunal de reconnaître pour tels même les domestiques libres qui servaient depuis six mois. »


Pour bien comprendre ce passage, il faut le rapprocher de documens plus anciens, propres à nous édifier sur la situation véritable des choses.

La vie nomade était la condition primitive du peuple russe : cette existence, dont les mœurs actuelles conservent encore la forte empreinte, explique l’espèce de répulsion qu’éprouve le paysan russe

  1. Histoire de Russie, t. X, ch. III.