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puisqu’inévitablement cette contrariété amènerait chez elle l’état de paroxysme et de fureur dangereuse pour les autres. »

— L’avocat avait raison, dit M. Goefle ; ce parti était douloureux, mais nécessaire.

— Je vous demande bien pardon, monsieur Goefle ; mais j’en jugeai autrement. Étant l’unique héritier de Goffredi, j’avais le droit de laisser manger mon bien par ma tutrice.

— Non ! vous n’aviez pas ce droit-là. Vous étiez mineur ; la loi protège ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes.

— C’est ce qui me fut dit ; mais j’étais si bien en état de me protéger moi-même, que je menaçai l’avocat de le jeter par les fenêtres, s’il ne renonçait à son infâme proposition. Mettre ma mère dans une maison d’aliénés ! Il fallait donc m’y enfermer aussi, moi, dont elle ne pouvait se passer un seul instant, et qui serais mort d’inquiétude en la sachant livrée à des soins mercenaires ! La priver du seul amusement qui pût exercer sur elle l’influence d’un rassérénement pour ainsi dire magique ! lui arracher le droit de manifester et d’endormir ses regrets par des édifices ruineux, insensés, je le veux bien, mais qui ne faisaient de tort ni de mal à personne ! Et qu’importait notre maison pleine de tombeaux à M. l’avocat gras et fleuri ? Qui le forçait de venir s’apitoyer sur l’argent dépensé en pure perte, ou se moquer des aberrations de douleur de la pauvre veuve ? Je tins bon, la famille me blâma, l’avocat me déclara insensé ; mais ma mère resta tranquille.

— Ah ! ah ! mon garçon, dit M. Goefle en souriant, c’est ainsi que vous traitez les avocats, vous ?… Tenez, donnez-moi donc une poignée de main, ajouta-t-il en regardant Cristiano avec des yeux humides d’attendrissement et de sympathie.

Cristiano serra les mains du bon Goefle, et les porta à ses lèvres à la manière italienne.

— J’accepte votre bonté pour moi, dit-il, mais je n’accepterais pas d’éloges sur ma conduite. Elle était si naturelle, voyez-vous, que toute préoccupation personnelle dans ma situation eût été infâme. Ne vous ai-je donc pas dit combien j’avais été aimé, choyé, gâté par ces deux êtres dont je me sentais véritablement le fils, autant par les entrailles que par le cœur ? Ah ! j’avais été heureux, bien heureux, monsieur Goefle ! et je n’aurai jamais le droit, quelque désastre qui puisse m’arriver, de me plaindre de la Providence. Je n’avais pas mérité tout ce bonheur-là avant de naître. Ne devais-je pas tâcher de le mériter après avoir un peu vécu ?

— Et que devint la pauvre Sofia ? dit M. Goefle après avoir rêvé quelques instans.

— Hélas ! je me promettais de vous raconter mon histoire aussi