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en grosse cravate, souliers cirés à nœuds, les cheveux dressés en crête et le tablier retroussé par un bout. Il me servit du thé d’un air affairé ; au bout de huit jours, il y mettait de l’élégance : il avait pris exemple sur des valets de chambre… Mais ce n’est pas tout : il sait tous les métiers ; je l’ai trouvé tricotant des bas, raccommodant des souliers, faisant des paniers et fabriquant des brosses ; quelquefois il se cuit du pain et se fait des gâteaux au poisson. J’ai goûté avec plaisir de son chichi[1] et de son gruau. Un jour je le surpris se faisant avec son couteau une balalaïka[2]. Enfin je ne lui ai rien ordonné qu’il n’ait su faire. Il a été au besoin mon menuisier, mon sellier, mon tailleur, mon serrurier. Il n’exécutera pas tout cela en perfection, ce n’est pas ce qu’on demande d’un domestique, mais il saura me tirer de l’embarras du moment… Point de nation qui ait une aptitude plus générale pour tous les emplois auxquels on la destine ! Les seigneurs désignent au hasard parmi leurs serfs des sujets pour différens métiers : tel doit être cordonnier, tel peintre, tel horloger, tel musicien. »


Que l’oppression sous laquelle vivent ces hommes engendre l’astuce, la ruse, la mauvaise foi, toutes les misères imposées par la force brutale à la faiblesse sans défense, qui pourra s’en étonner ? Qui pourra méconnaître aussi la fatale influence qu’exerce cette démoralisation sur les classes supérieures et sur le peu qui existe en Russie de classe moyenne ?

« Le paysan russe a horreur des travaux de la terre, dit M. de Haxthausen, il a conservé tous les instincts nomades ; rendez-le libre, et vous verrez toute cette population quitter le sol qui la nourrit et priver la culture des bras les plus indispensables. » Cette assertion, si elle est fondée, constitue le plus terrible acte d’accusation contre le servage et contre le prétendu bienfait des institutions communales de la Russie. Le paysan fuit le joug sous lequel il demeure courbé ; il s’efforce d’allonger, afin qu’elle soit moins pesante, la chaîne à laquelle il est rivé, et il n’est point retenu par le lien énergique de la propriété du sol. — Étrange cercle vicieux auquel on se condamne, quand pour refuser la liberté on prétend s’armer des misères morales qu’entraîne après elle la privation même de la liberté ! Il en résulte des difficultés d’application, cela est vrai ; mais ces difficultés font partie de l’expiation.

Il devient superflu d’insister sur cet ordre d’idées ; des faits nombreux prouvent l’intelligence naturelle des hommes asservis et enlèvent en Russie aux défenseurs de la servitude l’étrange excuse qu’ils ont essayé de faire valoir ailleurs, en voulant, comme l’avait fait Aristote, montrer dans le maître l’intelligence qui domine, et dans l’esclave la matière qui obéit à l’impulsion extérieure de l’esprit. Cette triste objection étant écartée, entrons dans l’examen des faits

  1. Chtchi, choux aigris par la fermentation, plat favori des Russes.
  2. Balalaïka, petite guitare simple à deux cordes, dont ils accompagnent leurs chants et leurs danses.