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on rencontre une taille arbitraire, que le caprice du seigneur peut faire varier à son gré, et qui se prête à tous les excès d’une vanité orgueilleuse ou d’une cupidité impitoyable.

C’est la nécessité qui a fait introduire l’obrok en Russie. La population étant fort inégalement répartie, des seigneurs qui possédaient beaucoup de serfs n’avaient pas de terres assez étendues pour les occuper tous. Dans les contrées du nord, la rigueur du climat et la mauvaise qualité du sol ont généralement entraîné ce résultat. Ces contrées voient partir sans cesse des paysans industriels, presque toujours sobres, actifs, d’une conduite honnête et régulière ; n’ayant que peu de terrain à cultiver, ou se souciant peu de ce labeur, les émigrans en abandonnent le soin à quelque membre de la famille, et vont au loin utiliser leur travail. Presque tous les maçons et la plus grande partie des charpentiers qui travaillent à Moscou et à Saint-Pétersbourg arrivent des gouvernemens de Jaroslav et de Vladimir. Beaucoup de serfs deviennent artisans et marchands : ils prennent patente et se font inscrire dans une guilde. On en rencontre qui sont négocians, fabricans, banquiers, riches à millions, d’autres qui sont artistes, musiciens, peintres, poètes. Un seigneur russe payait un jour par une lettre d’affranchissement son billet d’entrée au concert que donnait un serf de ses domaines, devenu célèbre par un rare talent sur le violon.

M. de Haxthausen[1] dit avec raison que la servitude en Russie, c’est le saint-simonisme pris à rebours. Au lieu de rétribuer les hommes selon leur capacité et de donner à chaque capacité selon ses œuvres, on les impose suivant la même proportion. Le seigneur dit au paysan : « Tu as tel âge, tu es robuste et bien portant, tu possèdes tant de force physique ou de capacité intellectuelle ; ton instruction et ton adresse doivent te rapporter telle somme : par conséquent, en capitalisant ce produit, tu vaux tant, et tu dois me rapporter l’intérêt de ce capital vivant. » Il ne s’agit donc pas de récompenser chacun d’après les services rendus, mais d’exiger un tribut proportionnel à ces services. La formule qu’on applique est celle des socialistes modernes : « De chacun selon ses forces. » Seulement on n’ajoute pas : « À chacun selon ses besoins. »

Les habitans d’un village nommé Velikoïe-Selo étaient en partie des tisserands ; ils avaient réalisé des économies considérables et élargi la sphère de leur commerce. Cette prospérité et cette industrie invitèrent le seigneur à imposer aux paysans un obrok beaucoup plus fort que celui qu’il aurait demandé, s’il avait pris pour base la terre possédée par chacun. Il agissait d’une manière logique :

  1. Tome Ier, p. 103.