Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exécute une cantate en l’honneur du général, qui envoie des rafraîchissemens dans toutes les loges. Chacun élève aux nues le nouveau représentant de Venise et n’épargne pas les épigrammes à son prédécesseur.

Ces pompes pouvaient faire un moment illusion à un peuple passionné pour les fêtes, mais il était difficile que la réflexion maintînt dans les âmes un enthousiasme bien vif et bien sincère. Si Venise s’était contentée, comme les césars de Rome et de Byzance, d’une espèce de protectorat, les insulaires auraient pu préférer leur sort à celui de l’Albanie, livrée aux caprices souvent sanguinaires des pachas ; mais que leur restait-il des droits qu’avaient autrefois respectés les maîtres du monde ? Cette fière aristocratie, cette bourgeoisie jalouse, qu’avaient-elles conservé de leurs antiques prérogatives ?

Avant la domination de Venise, les nobles des Sept-Iles ne reconnaissaient à aucun pouvoir le droit de créer des gentilshommes. Non-seulement ils pouvaient seuls conférer la noblesse, mais ils s’assemblaient quand ils le jugeaient nécessaire. Il fallait qu’une famille ayant droit de siéger dans le conseil des nobles s’éteignît pour qu’on la remplaçât par une famille bourgeoise « vivant noblement, » comme on disait dans l’ancienne France, c’est-à-dire n’ayant exercé aucun métier depuis trois générations et jouissant d’un certain revenu. Le sénat de Venise s’empara du droit d’anoblissement, privilège considérable dans un pays où l’on attachait aux distinctions nobiliaires une importance exagérée. En agissant ainsi, le sénat se ménageait un excellent moyen d’affaiblir cette orgueilleuse aristocratie, qui prétendait compter dans ses rangs beaucoup de descendans des empereurs de Byzance. La sérénissime république ne pouvait-elle pas imiter les Bourbons et la maison d’Autriche en substituant à la noblesse environnée du prestige des souvenirs historiques une de ces aristocraties dépendantes que leur nouveauté rend prêtes à tout, et que Saint-Simon pouvait appeler dédaigneusement « vile bourgeoisie ? »

Ce n’était pas assez d’enlever à la noblesse le droit de se recruter elle-même : l’essentiel était de la priver de tout rôle vraiment politique. On laissait bien l’aristocratie de Corfou se réunir tous les ans pour élire un conseil de cent cinquante membres ; mais ce conseil se bornait à nommer trois syndics, pris dans les rangs des nobles, et les « justiciers, » choisis parmi les bourgeois. Les attributions de ces deux catégories de magistrats étaient assez insignifiantes, car elles étaient devenues purement municipales. Il est vrai que, dans l’origine, le syndicat n’était pas dénué d’importance. Défenseurs de leurs compatriotes auprès du souverain, les syndics allaient souvent porter eux-mêmes les plaintes des Corfiotes jusque dans le sénat de Venise, comme ce paysan qu’il a plu à l’immortel fabuliste français