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Le taureau fait au galop le tour de l’enceinte, et les chulos, le pied posé sur la marche, sautent par-dessus la rampe et passent devant ses yeux comme des éclairs. Mais une ombre se dresse devant lui : c’est le picador à cheval et la pique en avant. Le taureau s’arrête une seconde, comme pour mesurer cet ennemi inconnu, puis il se précipite tête baissée sur l’homme et sur la bête, et d’un effroyable coup de tête il les enlève de terre et les secoue sur ses cornes. Quelquefois c’est du premier coup qu’il les jette contre la barrière comme s’ils étaient lancés par une catapulte ; alors le picador roule avec son cheval dans la poussière, et comme le poids de ses vêtemens et de ses cuissards l’empêche de se mouvoir aisément, il courrait de très grands dangers, si les agiles chulos n’accouraient avec leurs capes pour détourner le taureau. Malheureusement quelquefois ils arrivent trop tard, ou bien le taureau acharné ne veut point quitter sa proie. J’ai vu un picador renversé que le taureau a labouré impitoyablement ; le sang rougissait sa chemise, et on l’a emporté à l’hôpital, où nous avons appris qu’il était mort quelques jours après. Du reste, ces cas sont assez rares, et il paraît que ces hommes ont la vie très dure : j’ai vu le meilleur picador d’aujourd’hui, Calderon, étourdi par la violence de sa chute, être entraîné hors de l’arène, et y reparaître un quart d’heure après au bruit des applaudissemens. Le triomphe du picador, c’est de rester en selle quand le taureau, après avoir éventré le cheval, le soulève avec son cavalier, et par des secousses trois ou quatre fois répétées leur fait quitter la terre, et les porte pour ainsi dire à cou tendu. Il faut alors que l’homme sache garder son assiette jusqu’à ce que le taureau, arrachant des flancs du cheval ses cornes ensanglantées, ait répondu à l’appel et aux provocations des chulos.

Et le cheval ? Oh ! le cheval, il n’en faut pas trop parler, de même qu’il ne faut pas trop le regarder : c’est le côté ; hideux, malpropre, répulsif du spectacle. On dit que les étudians en médecine ont souvent une défaillance à leur première leçon de clinique ; c’est une école de ce genre que doivent faire la plupart de ceux qui vont aux taureaux. Il faut pourtant que je dise, pour être un narrateur sincère, que le taureau plonge et enterre ses cornes dans le poitrail ou dans le ventre du cheval. Quand c’est dans le poitrail, la malheureuse bête fait encore quelques pas en ruisselant de sang et fléchit sous le poids du picador ; elle reste étendue sur le sable et y meurt dans des convulsions qu’on ne regarde pas, car les yeux sont attirés ailleurs. Quand le cheval n’est qu’éventré, il continue à courir ; ses boyaux pendans et sanglans traînent dans la poussière ; le picador le laboure de ses éperons, les valets d’écurie l’accablent de coups de bâton. Le public crie : Fuera ! fuera ! (dehors ! dehors !). Tel qu’il est, et rendant ses entrailles, ce cheval sera recousu et servira encore