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On voit par ce petit échantillon de sa dialectique que Céladon n’a pas usurpé la réputation d’amant transi dont il jouit universellement. Il semble néanmoins que le sage Adamas pourrait, s’il le voulait bien, résoudre lui-même ce problème épineux en informant Astrée que l’amant qu’elle pleure et qu’elle aime n’est pas mort, et en l’invitant à retirer la formidable consigne qu’elle a infligée au malheureux Céladon. Toutefois, si la chose se passait ainsi, les deux amans se réconcilieraient en s’épousant, et le roman finirait. Or nous n’en sommes encore qu’à la six cent quatre-vingt-septième page du second volume. Il faut donc que le druide, aussi ingénieux que sage, trouve une solution qui, tout en dénouant ce nœud un peu faible, le remplace par un nœud plus gordien, destiné à prolonger l’anxiété du lecteur. C’est ce qu’il fait de la manière suivante : il a une fille qui est à peu près de l’âge de Céladon, et qui, destinée par son père à l’état de druidesse, est depuis longtemps nourrie dans les antres des Carnutes (phrase en style gaulois, qui peut se traduire par ces mots : élevée dans un couvent de Chartres). Il propose à Céladon de répandre le bruit que sa fille est malade, qu’il va la faire venir auprès de lui en Forez pour le rétablissement de sa santé, et quand il aura ainsi préparé le terrain, il introduira secrètement dans sa maison Céladon, que tout le monde croit mort, il le costumera en druidesse et le présentera partout comme sa fille Alexis. La douleur de Céladon et le régime alimentaire très insuffisant dont il a usé longtemps dans la caverne où il s’était réfugié l’ont beaucoup maigri, beaucoup pâli ; ses cheveux sont devenus très longs, il n’a point de barbe, et le sage Adamas conclut de toutes ces circonstances qu’aucun berger de ses amis ne le reconnaîtra sous son déguisement de druidesse, qu’Astrée elle-même le prendra pour une fille, et qu’il pourra ainsi, au lieu de mourir de chagrin dans sa caverne, se livrer au bonheur de voir et même d’entretenir sa bien-aimée sans manquer à l’obéissance qu’il lui doit.

On pourrait s’attendre à voir Céladon discuter soit la possibilité du succès de ce déguisement, soit les conséquences de ce succès ; point du tout : ce qui le fait hésiter encore, c’est la question de savoir s’il ne violera pas cette fameuse consigne, et il faut qu’Adamas déploie de nouveau, pour rassurer sa conscience timorée, une assez grande subtilité d’argumentation. « Ah ! mon père, lui dit le malheureux berger après y avoir songé quelque temps, et comment entendez-vous qu’Astrée, par ce moyen, ne me voie point ? — Pensez-vous, ajouta le druide, qu’elle vous voie si elle ne vous connaît ? Et comment vous connaîtra-t-elle ainsi revêtu ? — Mais, répliqua Céladon, en quelque sorte que je sois revêtu, si serai-je en effet Céladon, de sorte que véritablement je lui désobéirai. — Que