Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/490

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’Orient musulman traverse évidemment une crise redoutable. Le mahométisme asiatique a reçu de la guerre d’Orient un ébranlement dont nous n’avons pas vu les dernières conséquences. La Russie aurait sans doute reculé devant la responsabilité qu’elle assumait en attaquant la Turquie, si elle avait prévu les retentissemens du choc qu’elle allait donner aux races musulmanes. Cette guerre a rallumé la vieille haine des populations mahométanes contre les chrétiens, et l’échec de la Russie a été peut-être pour elles comme la démonstration de leur supériorité sur les giaours. Qui sait ce qui se passe au sein de ces masses qui, de tant de régions, ont le regard constamment tourné sur La Mecque ? Qui sait comment tous ces peuples se sont raconté les uns aux autres la légende de la guerre d’Orient ? Qui sait si la France et l’Angleterre n’ont pas figuré dans ces récits comme des tributaires du sultan, obligés de lui fournir des soldats et des vaisseaux pour l’aider à châtier le Russe infidèle ? Qui dira le degré d’infatuation auquel ces événemens, ainsi travestis par l’orgueilleuse ignorance du musulman, auront monté son fanatisme ? Que cette fermentation soit générale au sein du monde musulman, tous les faits le révèlent. L’insurrection indienne a été musulmane dans son origine, et les menées du shah de Perse auprès de la cour de Delhi l’avaient fomentée de longue main. Le feu même de cette insurrection se répercute maintenant d’une façon manifeste sur le moral des musulmans soumis au sultan. Comment expliquer autrement que par cette sourde émotion générale ces outrages odieux, ces crimes horribles commis presque simultanément en des points si divers, si éloignés les uns des autres : le consul-général anglais à Belgrade, M. de Fonblanque, assassiné en plein jour ; les avanies infligées aux chrétiens dans les provinces européennes de la Turquie et en Syrie, hier le massacre des consuls de France et d’Angleterre et des malheureux chrétiens à Djeddah, aujourd’hui le soulèvement des Turcs de Candie ? Ce vieux monde musulman tout entier demande à être surveillé et réprimé dans ses horribles explosions par l’action combinée de la France et de l’Angleterre.

Sans doute l’on obtiendra facilement une réparation éclatante du crime de Djeddah, s’il est permis de dire que de pareilles horreurs puissent être réparées. Sans doute une escadre anglo-française peut, comme le demande le Times, aller contraindre les musulmans dans le port de La Mecque à reconnaître la supériorité des Européens et des chrétiens. Là pourtant n’est pas la principale difficulté que fait naître cet épouvantable événement. Qu’est-ce que la réparation du passé comparée aux devoirs de prévoyance imposés par l’intérêt de l’avenir ? Une question s’élève désormais entre l’empire turc et l’Europe chrétienne. Le gouvernement du sultan est-il véritablement en état de garantir la sécurité des chrétiens dans les vastes provinces sur lesquelles s’étend son autorité nominale ? L’Europe chrétienne ne peut, sans manquer aux premiers devoirs d’humanité, laisser plus longtemps une pareille question dans le doute. Hélas ! le doute même peut-il exister à cet égard ? N’est-il pas évident que l’autorité du sultan n’a pas assez d’énergie concentrée au cœur de l’empire pour pouvoir contenir aux extrémités le fanatisme turc ou arabe ? Cela était visible déjà en 1840, et néanmoins, dans l’entraînement d’une politique hostile à la France, les puissances européennes travaillèrent