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décider ? — La tâche de faire vivre cet homme en dépit du ciel et de lui-même est ingrate, odieuse, impossible, pensa le pauvre médecin. Ou il a de fréquens accès de folie, ou sa conscience est chargée de remords. Je me sens devenir fou moi-même auprès de lui, et les terreurs de son imagination me gagnent, comme si, en m’efforçant de conserver sa vie, je devenais le complice de quelque iniquité !

Mais ce jeune homme avait une mère et une fiancée. Quelques années d’une tâche lucrative devaient le mettre à même d’épouser l’une et de tirer l’autre de la misère. Il restait donc là cloué à ce cadavre, sans cesse galvanisé par les ressources de son art, et tantôt dévoué à son œuvre, tantôt brisé de fatigue et de dégoût, il ne savait parfois s’il désirait la guérison ou la mort de son malade. Ce garçon avait une âme douce et des instincts naïfs. Le commerce continuel d’un athée le froissait, et il n’avait pas le droit de défendre ses croyances ; la contradiction exaspérait le malade. Il était sociable et enjoué ; le malade était sombre et misanthrope sous son habitude de raillerie acerbe et cynique.

Pendant que le baron dormait, la fête de nuit allait son train. Le bruit des pétards, la musique, les hurlemens des chiens courans réveillés au chenil par le piaffement des chevaux qu’on attelait, les rires des dames dans les corridors du château, les clartés errantes sur le lac, tout ce qui se passait autour de cette chambre muette et sombre où gisait le baron immobile et livide faisait sentir au jeune homme son isolement et son esclavage. Et pendant ce temps aussi la comtesse Elveda conspirait avec l’ambassadeur de Russie contre la nationalité de la Suède, tandis que les cousins et arrière-cousins du baron surveillaient la porte de son appartement, se disant les uns aux autres : « Il sortira, il ne sortira pas. Il est plus malade qu’il ne l’avoue ; il est mieux portant que l’on ne croit. » Comment savoir la vérité ? Les valets, très dévoués à la volonté absolue d’un maître qui payait bien et punissait de même (on sait que les valets sont encore soumis en Suède au régime des coups), répondaient invariablement à toutes les questions que M. le baron ne s’était jamais mieux porté ; quant au médecin, le baron lui avait fait donner, en le prenant chez lui, sa parole d’honneur de ne jamais avouer la gravité de son mal.

On a vu que, pour motiver ses fréquentes disparitions au milieu des fêtes qu’il donnait, le baron avait fait mettre en avant une fois pour toutes le prétexte de nombreuses et importantes affaires. Il y avait là un fonds de vérité ; le baron se livrait au minutieux détail des intrigues politiques, et en outre ses affaires particulières étaient encombrées de questions litigieuses, sans cesse soulevées par son humeur inquiète et ses prétentions despotiques. Cette fois, en dehors