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tunes au prix de la santé, de l’intelligence et de la force de l’homme du peuple. L’ivrognerie est la peste de l’empire russe, ce serait une grande et salutaire mesure que de la combattre ; mais la ferme des eaux-de-vie rapporte des revenus énormes auxquels le gouvernement ne veut pas renoncer ; ces revenus ont été notablement accrus par suite d’une adjudication toute récente. — Les plus grands ivrognes sont les habitans de la Russie-Blanche ; c’est aussi le peuple le plus énervé. Le Grand-Russien ne boit pas toujours : il se passe des mois pendant lesquels il n’acceptera pas un verre d’eau-de-vie ; mais une fois qu’il cède à la tentation, il est saisi comme d’une sorte de frénésie (sappoï) qui le pousse à boire pendant des jours et des semaines ; il boit alors tout ce qu’il possède. Le propriétaire du kabak[1], qui a commencé par lui verser de l’eau-de-vie pure, profite de son état d’ivresse pour lui servir une boisson frelatée et bien plus nuisible. Dans un village de belle apparence, le jemtschik (postillon) montrait le cabaret à M. de Haxthausen : « Ce cabaret est ouvert depuis dix ans, disait-il, et il a déjà mangé toutes les grandes et riches maisons du village. »


II. — RÉFORMES ET ABUS DANS L’ADMINISTRATION DES TERRES DE LA COURONNE.

Une fausse situation économique a beaucoup contribué à cette dé- gradation morale, qui ne manquerait pas de disparaître au contact de la liberté et de la propriété. Les domaines de l’état sont loin de produire un revenu en rapport avec leur immense étendue et avec la population qui les cultive ; néanmoins celle-ci ne profite guère de la. modicité des redevances qui lui sont demandées. Si l’on ne rencontre pas au milieu d’elle de villages aussi pauvres que certains villages appartenant à des particuliers, on n’en voit pas non plus d’aussi florissans. Cependant des efforts énergiques ont été employés pour relever la condition des paysans de la couronne.

L’empereur Nicolas résolut d’aborder une réforme complète. Il créa, en 1838, un nouveau ministère chargé de la direction des propriétés domaniales, et il plaça le comte Kisselef à la tête de cet important département. Celui-ci déploya de hautes qualités, auxquelles tout le monde rend justice ; si le succès n’a pas répondu à ses efforts, c’est qu’une volonté ferme et une activité éclairée ne sauraient remplacer l’action du temps, ni porter remède à un mal qui tient à l’ensemble de l’organisation politique et civile.

Le comte Kisselef ne se proposa pas simplement d’arriver à l’accroissement de la richesse par une exploitation meilleure du sol ;

  1. Débit d’eau-de-vie.