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devaient juger l’énergique auxiliaire de l’arbitraire du pouvoir, l’obstacle mis au développement de l’individu aussi bien sous le rapport de la force morale que de l’activité matérielle?

La marche naturelle des choses humaines est plus forte que les sophismes intéressés et que les exigences d’une domination absolue. Le principe communiste s’est affaibli déjà, et dans son application, dans le domaine de la réalité, il est loin d’avoir conservé sa pureté primitive[1]. Il subit l’irrésistible influence des circonstances extérieures. « Beaucoup de modifications utiles et commodes, dit M. de Haxthausen, sont déjà venues en altérer le caractère, et, à vrai dire, il ne pouvait en être autrement, car le peuple russe en général a trop d’esprit naturel et trop de bon sens pour avoir longtemps les yeux fermés sur ce qu’il a intérêt de voir. Il a déjà reconnu les défectuosités et les inconvéniens sans nombre qui résultent de l’application rigoureuse de ce principe. M. de Karnowitsch, auquel je m’adressai pour savoir si les communes en général étaient disposées en faveur du partage continuel des terres, me répondit que non. C’est aussi la réponse que me firent plus tard tous ceux auxquels j’adressai la même question. »

Que devient, en présence de cette unanimité d’avis compétens, le prestige du communisme? — La vérité est simple et facile à démêler. A l’origine, quand la terre s’offre au premier occupant, et que le sol ne donne pas encore de rente dans le sens moderne attaché à ce mot, le tribut dont la commune est frappée exige qu’on impose des lots de terre aux habitans, obligés de payer une redevance. Au lieu d’être un avantage, la terre est alors une charge; la commune la répartit entre tous, de la manière la plus égale, par la voie du sort[2].

  1. L’instructif récit de M. de Haxthausen nous fait connaître les procédés employés (tom. Ier, p. 120). Le partage préalable (fait par les arpenteurs) une fois terminé, la commune s’assemble et procède à la distribution des lois par le sort. C’est comme une loterie dont tous les numéros gagnans et d’égale grandeur ne diffèrent entre eux que par la qualité de la terre, et le plus ou moins d’éloignement du village... Une portion de terre restée vacante après la mort d’un membre retombe à la commune, c’est-à-dire à la réserve. Cependant la commune s’efforce, autant que cela se peut, de concéder la jouissance de la portion d’un membre décédé à son fils ou à sa famille, afin que le travail du père ne soit pas perdu pour ses héritiers. C’est la raison pour laquelle les familles préfèrent rester unies et repoussent toute idée de partage et d’isolement. » Nous aurons occasion de voir qu’un motif analogue a contribué à former nos communautés rurales du moyen âge. Un des écrivains qui ont jeté le plus de lumières sur ce point intéressant, M. Doniol, auteur de l’Histoire des Classes rurales en France, nous parait trop confondre l’espèce de communisme familial qui ne s’est établi chez nous que pour amortir les mauvais effets du servage, pour maintenir une sorte d’hérédité, et le communisme rural de la Russie, qui n’a qu’un résultat, celui de briser les liens de la famille au profit de la communauté.
  2. La commune russe est encore aujourd’hui l’expression de la charge commune. N’appartenir à aucune commune est un privilège dont profitent seulement les conditions sociales plus élevées, alors que tout le fardeau retombe sur les autres. On y est forcément attaché comme le Romain de l’empire l’était à la corporation. Pour qu’on se dégage de cette servitude, il faut que la commune vous affranchisse. C’est un état artificiel, fruit de la servitude. Rien de plus faux que de prétendre que « le communisme russe n’est nullement une institution, mais une condition naturelle qui tient à la race, au climat, à l’homme, à la nature. » Pénétrez au fond des choses, et vous trouverez l’esclavage !