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encore le sentiment qui, à son insu, commence le mouvement destiné un jour à l’étouffer lui-même. Bacon, lui aussi, n’était qu’un avocat du sens propre. Il venait dire qu’il était temps de ne plus s’en rapporter aux décisions des écoles, et qu’au lieu de répéter les axiomes enseignés comme la vérité, il s’agissait pour la raison de consulter son propre oracle, de ne s’en rapporter qu’à lui.

Il n’est pas moins vrai qu’au fond c’était une réaction absolue qui se préparait. L’intelligence, une fois réveillée par l’immense activité que le moyen âge avait donnée à tout l’être humain, devait bientôt accaparer pour elle seule ce droit de libre inspiration que le XVIe siècle avait posé pour toutes les facultés. Dès le début du XVIIe, nous voyons soudain baisser l’imagination et la spontanéité. Les instincts moraux ont exprimé ce qu’ils avaient conçu et éprouvé en s’abandonnant à leurs propres impulsions, et leur succès même tourne contre eux. Après les génies naïfs qui avaient eu le don d’inventer parce qu’ils allaient docilement où l’esprit les poussait au lieu de vouloir se fixer un but, arrivent les imitateurs, qui se mettent à adorer comme le beau absolu les formes trouvées par les maîtres, et qui réduisent leur ambition à savoir reproduire ce qui les a charmés. Après les premiers protestans, qui avaient revendiqué la liberté de conscience comme le droit et l’obligation d’obéir à la grâce irrésistible, arrivent les puritains, qui, au nom de la même grâce infaillible, prétendent imposer à tous les croyances, le code moral que leur a révélés cette voix divine qui, suivant eux, ne peut manquer de faire à tous la même révélation. L’intelligence seule, pendant que les autres organes de l’âme humaine renoncent au droit de croire à leurs propres impressions, devient chaque jour plus impatiente de s’exercer et de dicter la loi. C’était elle qui avait été la déshéritée de l’ancien régime moral, — et maintenant elle a devant elle sa carrière tout entière à parcourir; elle doit faire connaissance avec toutes ses capacités et ses impuissances, accomplir ses grandes découvertes comme se donner la leçon de tous les égaremens dont elle est susceptible. Aussi c’est dans le savoir et le raisonnement que les esprits se réfugient; c’est à connaître les faits, leurs rapports et leurs conséquences, qu’ils dépensent et bornent leurs efforts. Et je ne fais pas allusion seulement aux progrès des sciences physiques, qui sont le beau côté de l’époque et l’application légitime de son intelligence. La raison usurpe encore les fonctions qui ne lui appartiennent pas : elle veut obliger les hommes à n’être en tout que des calculateurs; elle veut que jusque dans leurs affections et dans le gouvernement de leur âme ils ne soient dirigés que par les connaissances qu’ils peuvent avoir sur les choses du dehors. Elle prétend enfin décréter à son tour une morale, une