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vons-nous pas reconnaître ainsi beaucoup de nous-mêmes dans la double tendance du médecin de Norwich? S’il a été remis en honneur de notre temps, n’est-ce point parce que notre temps est, comme le sien, une phase de transformation, parce que, durant la première partie de notre siècle, l’imagination s’est ranimée à côté de la raison, qui avait longtemps dominé seule, à peu près comme à l’entrée du XVIIe siècle, la raison commençait son règne à côté de l’imagination, qui terminait le sien? — L’analogie est frappante, ce me semble, et il y a là quelque chose qui peut nous aider à mieux sentir ce qui s’est passé de nos jours, et en même temps à mieux comprendre les lois et les nécessités qui gouvernent notre humanité. Des deux côtés, nous voyons comment il est impossible de réduire l’esprit humain à une seule de ses facultés, et comment notre nature elle-même proteste contre sa conscience ou son jugement quand l’un ou l’autre prétend la régenter en maître absolu. Bien certainement c’étaient les prétentions exagérées du sentiment qui, sur la fin du XVIe siècle, avaient amené la réaction qui allait le détrôner. Le moyen âge était allé trop loin en ordonnant aux hommes de n’avoir foi qu’en leur oracle intérieur, de ne s’appliquer qu’à distinguer les bonnes et les mauvaises inspirations pour résister à celles-ci et obéir aveuglément à celles-là. Il avait eu tort de proclamer, à peu près comme Fichte, que le pouvoir qui doit nous diriger réside en nous seuls, que c’est dans notre propre moi, dans la conscience de notre être, et aucunement dans la connaissance du non-moi, qu’il s’agit pour nous de chercher notre seule règle. Cette conviction avait enfanté des organisations puissantes, inspirées, créatrices : elle avait donné au monde des saints, des poètes et des héros, des caractères chez qui toutes les sensibilités et les énergies de l’âme humaine étaient fortement développées; mais elle avait également engendré des fanatiques et des thaumaturges, des frères du libre esprit qui, sous prétexte qu’ils obéissaient à la sainte inspiration, se croyaient dispensés de regarder s’ils n’administraient pas aux autres un poison mortel, des savans hallucinés qui, en ne regardant qu’en eux-mêmes, prétendaient juger les réalités et ne parvenaient à propager que des erreurs grossières et funestes.

Pour peu que l’on se rappelle l’histoire du XVIIIe siècle, il n’est pas difficile de s’apercevoir que ce sont aussi les excès de la raison qui ont provoqué contre elle une réaction. La préoccupation de connaître ce qui tombe sous les sens avait si bien accaparé les hommes, qu’ils en étaient venus à perdre toute conscience d’eux-mêmes, à ne plus savoir seulement ce qu’était le sens moral. Ils n’avaient pas seulement cherché à s’assurer les bénéfices de la prudence, qui a droit de sauvegarder nos intérêts en nous avertissant de ce qui peut leur être nuisible; ils avaient voulu enlever à la conscience le