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ne cessera d’être nuisible à certaines classes que quand tous seront à leur manière industriels. Qui ne voit que l’effet d’un tel état de choses, s’il était poussé à l’extrême (ce qui, je le reconnais, n’arrivera jamais), serait de rendre notre planète inhabitable pour ceux dont le devoir est précisément de ne jamais sacrifier leur liberté intérieure à un avantage matériel? Ferez-vous de l’artiste un industriel produisant des statues ou des tableaux d’après la commande expresse ou supposée de l’acheteur? Mais n’est-ce pas supprimer du même coup le grand art, évidemment moins lucratif que celui qui s’accommode à la frivolité et au mauvais goût? Ferez-vous du savant un industriel produisant des travaux pour le public? Mais dans les choses scientifiques plus un travail est méritoire, moins il est destiné à avoir de lecteurs. Un des plus grands mathématiciens de notre siècle, qui était en même temps un homme accompli, Abel, est mort de misère. Il est donc évident que, pour plusieurs des œuvres les plus excellentes de l’humanité, il y a disproportion infinie entre la valeur du travail et ce qu’il rapporte, ou, pour mieux dire, que la valeur du travail est en raison inverse de ce qu’il rapporte. Par conséquent, une société où la vie indépendante devient de plus en plus difficile, et où le non-producteur est écrasé par celui qui produit selon la demande du public, doit arriver à un grand abaissement de tout ce qui est noble ou, en d’autres termes, improductif. Le moyen âge poussa le sentiment de cette vérité jusqu’au paradoxe en faisant de la mendicité une vertu et en établissant que l’homme voué à des devoirs spirituels vit d’aumônes. C’était reconnaître au moins qu’il y a dans le monde des choses qui ne se paient pas, que l’esprit ne représente aucune valeur matérielle, et que, quand il s’agit des services rendus à l’âme, aucune rétribution ne peut passer pour un salaire. L’église, avec beaucoup de tact, a retenu le même principe : elle n’admet pas qu’elle soit jamais payée; elle se proclame toujours pauvre. Possédât-elle l’univers, elle dirait encore que dans l’ordre des choses matérielles elle ne veut que ce que demandait saint Paul, viotum et vestitum.

Le pouvoir de plus en plus agrandi de l’homme sur la matière est un bien évident, et il faut applaudir aux progrès que notre siècle a accomplis en ce sens; mais de tels progrès n’ont une valeur vraiment de premier ordre que si, en mettant l’homme au-dessus des obstacles que lui oppose la nature, ils contribuent à lui faciliter l’accomplissement de sa mission idéale. Une belle pensée, un noble sentiment, un acte de vertu, font bien mieux de l’homme le roi de la création que la faculté de faire parvenir instantanément au bout du monde ses commandes et ses désirs. Cette royauté est dans notre âme : l’ascète des déserts de la Thébaïde, le contemplatif des som-