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qu’il était remplacé par l’un des spectateurs. Peu à peu les physionomies quittaient le masque d’indifférence qui leur est habituel pour prendre une expression dont le sens n’était pas douteux, et certes il ne fallait pas alors grand effort d’imagination pour se figurer, à quelques pas de là, un malheureux prisonnier attendant le coup du boucher à côté du feu destiné à le rôtir. Absente ou présente en effet, on sent que l’anthropophagie reste toujours pour ces peuples une coutume innée à laquelle nous les forçons de renoncer, sans pour cela les convaincre en rien de l’excellence de nos principes[1], et j’ajouterai que lorsqu’on cherche à obtenir d’eux quelques détails sur ce point scabreux, ils se renferment invariablement dans la négative la plus opiniâtre.

Notre séjour aux Marquises s’écoula rapidement. Toutes les tribus de l’île tenaient à honneur de venir à tour de rôle défiler devant les deux amiraux ; aussi chaque soir voyait-on de nouveaux visiteurs apparaître sur la crête de la montagne. La longue ligne de leurs flambeaux suivait lentement le sentier tortueux descendant à la plage, s’arrêtait, s’allongeait, disparaissait par instans ; puis, une fois arrivée, la tribu campait en plein air, et le lendemain, à l’heure désignée, s’embarquait en tenue officielle de cérémonie dans les canots des deux frégates. À bord recommençaient les danses, accompagnées de l’assourdissant tam-tam ; les cadeaux s’échangeaient, et le lard salé que la munificence des commandans octroyait à ces bizarres gastronomes était dévoré cru séance tenante, au grand amusement de nos matelots. Cependant le temps s’avançait, l’Artémise avait terminé ses préparatifs ; on n’attendait plus que les navires de Valparaiso. Enfin l’Amphitrite et l’Eurydice furent à leur tour signalées à la pointe arquée qui ferme la baie d’Anna-Maria, et le 3 juillet l’escadre appareillait pour les Sandwich, où elle mouillait le 17 sur la rade d’Honolulu.

Après avoir vu aux Marquises la vie océanienne sous sa forme la plus primitive, nous la retrouvions aux Sandwich aux prises avec le plus rude de tous les initiateurs en matière de civilisation, l’ardent et infatigable Yankee. L’enchaînement de circonstances qui a produit

  1. Fait singulier que je rapporte du reste sans aucun commentaire, l’idée d’anthropophagie nous révolte beaucoup plus en Europe qu’elle ne révolte les Européens qui parcourent la Polynésie. J’ai vu un de nos missionnaires qui, tout en condamnant cette coutume, en était presque venu à admettre qu’à certaines fêtes religieuses les Kanaks fissent figurer la chair humaine à leurs festins, absolument, disait-il avec naïveté, comme nous mangeons un dindon à Noël. Lui-même avait pourtant vu cette affreuse mort de plus près que personne ; prisonnier des insulaires de la Nouvelle-Calédonie, tenu littéralement à l’engrais pendant trois mois, il n’avait dû la vie qu’à l’arrivée inattendue de la corvette française la Brillante. Au moment de sa délivrance, deux autres missionnaires, faits prisonniers en même temps que lui, avaient déjà été mis à mort et dévorés.