Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/717

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réuni les divers détachemens du corps d’attaque. Le mouvement commença : ainsi qu’un vigoureux athlète, le vapeur vint s’atteler aux deux frégates amirales, et l’on vit s’avancer lentement la lourde masse flottante que la direction de sa marche exposait en enfilade aux boulets des forts ennemis, c’est-à-dire dans une position qu’eût pu nous faire payer cher un peu plus d’habileté de la part des canonniers russes. Le vapeur du reste était admirable : malgré l’encombrement que devaient lui occasionner la présence de sept cents hommes et les remorques des deux frégates, malgré l’obligation de surveiller la flottille des canots, malgré le feu ennemi, aucune trace de confusion ne s’apercevait à bord, et le gigantesque canon dont était armé l’avant de la Virago répondait le premier aux batteries de la plage. Bientôt les frégates sont embossées à quatre encablures de terre, et le feu s’ouvre des deux parts. Le prince Maksoutof II commande la plus importante des batteries russes; dès les premières décharges, la précision meurtrière de notre tir jette le trouble parmi les recrues inexpérimentées qui sont sous ses ordres; elles hésitent à se porter aux pièces. Le prince saisit un refouloir et leur donne l’exemple, jusqu’à ce qu’atteint à son tour par un de nos boulets, il tombe sans connaissance; mais cette canonnade inégale ne pouvait durer longtemps, et après trois quarts d’heure d’une résistance dont la durée leur faisait honneur, les Russes se virent contraints d’évacuer leurs batteries. Le débarquement put alors s’opérer sans obstacle. Il était huit heures et demie.

Chez une nation essentiellement militaire comme la nôtre, on soupçonne peu dans quelles conditions toutes spéciales se trouve placé l’officier destiné à agir avec des marins à terre; on ignore quelle singulière métamorphose, dans le passage d’un élément à l’autre, subit la nature bizarre du matelot. Cet homme que vous avez vu à bord si complètement esclave d’une discipline dont il est le premier à reconnaître l’impérieuse nécessité, cet homme à qui l’habitude des dangers bravés chaque jour a donné un calme et un sang-froid que tout le monde admire, vous le reconnaissez à peine dès qu’il a quitté sa patrie flottante. Son courage et sa bonne volonté sont les mêmes, mais, contrairement au géant de la fable, il semble qu’en touchant la terre il ait perdu les qualités qui faisaient sa force. S’abandonnant sans réflexion à la fougue du moment, ignorant l’importance d’un genre de discipline nouveau pour lui, il ne peut devenir propre à ce service, si simple en apparence, qu’au prix d’une instruction spéciale, et, bien que l’intelligente souplesse de sa nature facilite cette initiation, on conçoit qu’elle puisse difficilement s’acquérir dans les longues traversées d’une campagne lointaine. Ce n’est là qu’un inconvénient secondaire vis-à-vis de la plupart des nations que, dans ces croisières, un navire est exposé à rencontrer;