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sition à trois encablures du rivage. Le lieutenant de vaisseau Bourasset commandait les embarcations. Malade depuis quelque temps, il n’en avait pas moins sollicité l’honneur d’un poste qui lui permît de prendre part à l’action: la mort vint l’y trouver. Cependant le rembarquement était commencé; afin de ne pas le presser, afin de donner le temps de rallier aux blessés ainsi qu’aux hommes dispersés ou égarés, un détachement s’embusqua derrière la batterie de la plage. Peu à peu l’on vit diminuer le nombre des matelots qui débouchaient isolément soit de la lisière du bois, soit des ravines de la falaise. Bientôt tous les traînards eurent rallié. Il devenait urgent de quitter une position où chaque minute ajoutait inutilement à nos pertes, et à dix heures les derniers canots recevaient l’ordre de regagner leur bord.

Nous ne comptions que trop de victimes; le tiers de nos hommes était atteint, et le chiffre des morts, déjà de plus de cinquante, devait s’accroître encore les jours suivans. Sur ce nombre, les officiers avaient largement payé leur dette : de ceux qui avaient pris part à l’action à bord de l’Eurydice, un seul ne figurait pas sur cette liste. Il en était de même pour l’Obligado, qui du reste avait comparativement souffert plus qu’aucun autre navire. Que l’on nous pardonne d’insister sur ces détails. Le silence gardé jusqu’ici sur tout ce qui concerne la triste journée du 4 septembre 1854 était plus qu’un oubli immérité, c’est une véritable injustice, car l’opinion, toujours prompte à exagérer ce qu’elle ignore, tendait à transformer en une déroute honteuse pour l’honneur du pavillon ce qui n’a été qu’une défaite résultant des conditions désavantageuses qu’on avait acceptées si imprudemment. Officiers et matelots avaient assez chèrement payé de leur sang le droit de ne pas être traités avec cette injustifiable sévérité, et certes il appartient à ceux qui les ont vus dans ces tristes circonstances de dire hautement que, si une troisième attaque eût été ordonnée, il n’est pas un homme dans l’escadre qui n’eût accueilli avec joie cette occasion de venger l’insuccès des deux premières. Reconnaissons-le du reste, ce n’est pas tant en France qu’en Angleterre que l’opinion se prononçait ainsi : nous savons excuser un revers et comprendre les circonstances qui l’ont amené, tandis que chez nos alliés échouer n’est pas un malheur, c’est une tache que l’on voudrait pouvoir effacer du livre de l’histoire; c’est plus encore, c’est une faute, je dirai presque un crime, dont l’injuste responsabilité pèse indistinctement sur tous. Aussi, tandis qu’à bord de nos navires d’honorables distinctions attestaient une sollicitude qui savait faire la part de chacun, l’excessive susceptibilité de l’orgueil britannique rendait en quelque sorte solidaire de ce qui s’était passé la division anglaise tout entière. Ce