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jourd’hui. Plus d’un auteur est sur la pente du cynisme. Les actions mêmes répondent quelquefois au langage. Les biographies que M. Damiron est obligé d’écrire embarrassent par momens sa gravité, et parmi les convives du grand Frédéric il se trouve en assez mauvaise compagnie. C’était, à vrai dire, le ton du jour, et les philosophes qui le prenaient ne faisaient guère que se confondre avec leurs adversaires. Le désordre était partout, et l’on ne s’en cachait pas. Par une certaine hardiesse d’esprit, on cherchait peu à opposer le langage à la conduite, et l’on mettait d’accord la théorie et la pratique. Cette affectation, qui est l’opposé de l’hypocrisie, ne vaut guère mieux, et elle donne à une nation fort mauvaise mine; mais Louis XV, après le régent, la portait sur le trône. Son octogénaire précepteur ne l’en avait pas préservé en lui apprenant à détester les philosophes. Le maréchal de Richelieu, qui leur a souvent nui, et Collé, qui les a souvent raillés, ne leur donnaient pas de meilleurs exemples. Le génie même n’échappait pas au commun travers. Il ne s’interdisait pas des ouvrages plus dignes de ses lecteurs que de lui. Le vainqueur de Lissa n’était pas plus sévère que l’auteur de Mérope. La légèreté des mœurs avait amené celle des paroles, et toute contrainte paraissait fondée sur un préjugé.

Mais tout cela était le mal du temps, et le mal du temps venait-il de la philosophie? Pour en être atteinte, en était-elle la source, et faut-il l’accuser d’avoir donné ce qu’elle a reçu? A-t-elle choisi ses principes pour céder ou pour résister au public? Qui de la philosophie ou de la société a tenté l’autre? La philosophie du XVIIIe siècle prétend faire résulter de la sensation toute la connaissance humaine. Je le sais, et je sais aussi tout le mal qu’on peut dire de cette doctrine; je crois l’avoir dit moi-même. Elle peut, développée d’une certaine manière, entraîner à des conséquences métaphysiques assez graves, et le scepticisme en peut sortir. En fait cependant, il n’est pas exact que l’exagération spéculative du rôle de la sensation dans la connaissance conduise nécessairement à la négation de Dieu et de la morale. Les paradoxes de la théorie n’ont point cette irrésistible influence, et ceux qui les admettent sont loin de penser tout ce qu’en peuvent tirer leurs critiques. Faut-il rappeler qu’une partie des docteurs scolastiques a professé la philosophie des sensations? Aristote, qui y incline, inspire plus de confiance à l’église que Platon, qui la repousse. Ce sont des théologiens catholiques qui ont inventé ou commenté le célèbre axiome : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. On en pourrait montrer l’équivalent chez des saints qui, maniant cette arme, ne s’y sont pas blessés. Au XVIIe siècle, Gassendi a poussé la doctrine aussi loin qu’elle pouvait aller; il l’a même, pour surcroît d’imprudence, accolée à l’ato-misme d’Épicure, et Gassendi est mort comme il a vécu, un prêtre