Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/750

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fidèle disciple de Locke, l’abbé de Condillac, s’attachant à réfuter Spinoza et à prouver l’immatérialité et la liberté de l’âme humaine. Enfin on trouverait dans Turgot des passages admirables où respire une morale digne de Platon. Puis donc que la philosophie a tenu ce langage, s’il est vrai que son temps ne l’ait pas écouté et qu’il ait suivi des guides moins sûrs et moins habiles, c’est moins la faute de la philosophie que la faute de son temps.

Qu’on ne nous oppose pas que de vaines abstractions ne sont rien pour la conscience, et que le théisme est peu de chose s’il n’est lié à la morale même. Rousseau a dit : « Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon n’est qu’un insensé. » Et ses livres sont remplis du développement de cette idée. Nul n’a peint sous de plus terribles traits les ravages de l’athéisme[1]. Voltaire annonce un autre Dieu que le Dieu d’une aride métaphysique lorsqu’il écrit : « N’attendre de Dieu ni châtiment ni récompense, c’est être véritablement athée... Dès lors tous les liens de la société sont rompus, tous les crimes secrets inondent la terre, comme les sauterelles à peine d’abord aperçues viennent ravager la campagne... Un roi athée est plus dangereux qu’un Ravaillac fanatique. » Je le répète, c’est Voltaire qui parle ainsi.

Heureux ceux qui échappent aux erreurs de leur temps! heureux ceux qui savent séparer le mal du bien et résister à l’entraînement universel! Comme la terre que nous habitons, la société au sein de laquelle la naissance nous a placés est emportée par un mouvement qui se dérobe à nos yeux et que nous suivons à notre insu. Nous sommes sur une pente qui semble marcher avec nous, et la foule ne sait ni s’y diriger ni s’y tenir. Ceux qui se défendent de la puissance de l’exemple sont justement regardés comme au-dessus de leur siècle, et, presque toujours méconnus par lui, ils n’obtiennent justice que de la postérité. La rareté d’un tel mérite est l’excuse de ceux qui ne l’ont pas, et quoique l’excuse soit insuffisante, quoique le devoir de la raison soit de lutter contre tout préjugé puissant, il faut bien trouver un peu d’indulgence pour ceux qui ont pensé et qui ont vécu suivant l’opinion commune. Cette reine

  1. « Cette commode philosophie des heureux et des riches qui font leur paradis en ce monde ne saurait être longtemps celle de la multitude victime de leurs passions, et qui, faute de bonheur en cette vie, a besoin d’y trouver au moins l’espérance et les consolations que cette barbare doctrine leur ôte. Des hommes nourris dès l’enfance dans une intolérante impiété poussée Jusqu’au fanatisme, dans un libertinage sans crainte et sans honte, une jeunesse sans discipline, des femmes sans mœurs, des peuples sans foi, des rois sans loi, sans supérieur qu’ils craignent et délivrés de toute espèce de frein, tous les devoirs de la conscience anéantis, l’amour de la patrie et l’attachement au prince éteints dans tous les cœurs; enfin nul autre lien social que la force : on peut prévoir aisément, ce me semble, ce qui doit bientôt résulter de tout cela. » (Rousseau, troisième Dialogue.)