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en tant que comédien, et les hommes ne s’estiment entre eux qu’en raison d’un échange de services. Considérez que toutes les autres professions sont étroitement liées au sort de chacun dans la société, même le prêtre, qui, pour les incrédules, est encore l’officier indispensable à leur état civil. Quant aux autres fonctionnaires, chaque homme voit en eux son espoir ou son appui à un moment donné. Le médecin lui fait espérer la santé, le juge et l’avocat représentent le gain de sa cause, le spéculateur peut lui donner la fortune, le commerçant lui procure les denrées, le soldat protège sa sécurité, le savant favorise les progrès de son industrie par ses découvertes, tout professeur d’une branche quelconque des connaissances humaines lui offre l’instruction nécessaire aux divers emplois : le comédien seul lui parle de tout et ne lui donne rien… que de bons conseils qu’il lui fait payer à la porte, et que son auditeur eût pu prendre gratis de lui-même.

— Eh bien ! s’écria M. Goefle, quel est cet ergotage ? Ne sommes-nous pas d’accord ? Tu ne fais que prouver ce que je disais. Tout ce qui est imagination et sentiment est méprisé par le vulgaire.

— Non, monsieur Goefle, mais le sentiment infécond, l’imagination improductive ! Que voulez-vous ? il y a quelque chose de juste dans l’opinion du bourgeois qui peut dire au comédien : « Tu me parles de vertu, d’amour, de dévouement, de raison, de courage, de bonheur ! C’est ton état d’en parler ; mais, puisque ton état ne te donne que la parole, n’exige pas que je voie en toi autre chose qu’un vain discoureur. Si tu es quelque chose de plus, descends de ces tréteaux tout à l’heure et m’aide à arranger ma vie comme tu réussis dans ta pièce à arranger ta fiction. Guéris ma goutte, plaide mon procès, enrichis ma maison, marie ma fille avec celui qu’elle aime, place mon gendre, et si tu n’es pas bon à tout cela, fais-moi des souliers ou pave ma cour ; fais quelque chose enfin en échange de l’argent que je te donne. »

— D’où tu conclus ?… dit M. Goefle.

— D’où je conclus qu’il faut que tout homme ait un état qui serve directement aux autres hommes, et que le préjugé contre le comédien et le fabulateur en général cessera le jour où le théâtre sera gratuit, et où tous les gens d’esprit capables de bien représenter se feront, par amour de l’art, fabulateurs et comédiens à un moment donné, quelle que soit d’ailleurs leur profession.

— Voilà, j’espère, un rêve qui dépasse tous mes paradoxes !

— Je ne dis pas le contraire ; mais, il y a deux cents ans, on ne croyait pas à l’Amérique, et l’on verra, je crois, dans deux cents ans, des choses plus extraordinaires que toutes celles que nous pouvons rêver.