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On avala le reste du punch sur cette conclusion, et Christian voulut prendre congé de M. Goefle, qui semblait d’humeur à aller danser une courante au château neuf avec les jeunes officiers ; mais le docteur en droit ne voulut pas quitter son ami, qui avait réellement besoin de repos, et, après s’être promis de se revoir le lendemain ou plutôt le jour même, puisqu’il était deux heures du matin, chacun alla reprendre sa voiture.

— Voyons, Christian, dit M. Goefle quand ils furent côte à côte sur le traîneau qui les ramenait au Stollborg, est-ce sérieusement que tu parles de ?… À propos, je m’aperçois que j’ai pris, je ne sais où et je ne sais quand, l’habitude de vous tutoyer !

— Gardez-la, monsieur Goefle, elle m’est agréable.

— Pourtant,… je ne suis pas d’âge à me permettre… Je n’ai pas encore la soixantaine, Christian, ne me prenez pas pour un patriarche !

— Dieu m’en garde ! Mais si le tutoiement est dans votre bouche un signe d’amitié…

— Oui, certes, mon enfant ! Or je continue : dis-moi donc… Ici M. Goefle fit une assez longue pause et Christian le crut endormi ; mais il se ranima pour lui dire tout à coup : — Répondez, Christian, si vous étiez riche, que feriez-vous de votre argent ?

— Moi ? dit le jeune homme étonné, je tâcherais d’associer le plus de gens possible à mon bonheur.

— Tu serais donc heureux ?

— Oui, je partirais pour faire le tour du monde.

— Et après ?

— Après… je n’en sais rien… j’écrirais mes voyages.

— Et après ?

— Je me marierais pour avoir des enfans… J’adore les enfans !

— Et tu quitterais la Suède ?

— Qui sait ? Je n’ai de liens nulle part. Le diable m’emporte si… Ne croyez pas que j’exagère, je ne suis pas gris, mais je me sens pour vous, monsieur Goefle, une affection prononcée, et je veux être pendu si le plaisir de vivre près de vous n’entrerait pas pour beaucoup dans ma résolution !… Mais de quoi parlons-nous là ? Je n’ai pas le goût des châteaux en Espagne, et je n’ai jamais rêvé la fortune… Dans deux jours, j’irai je ne sais où et n’en reviendrai peut-être jamais !

Quand les deux amis furent rentrés dans la chambre de l’ourse, ils avaient si bien oublié qu’elle était hantée, qu’ils se couchèrent et s’endormirent sans songer à reprendre leurs commentaires sur l’apparition de la veille.

De leurs lits respectifs, ils essayèrent de continuer la conversa-