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main. Voyons, ne puis-je appliquer à ces éveils et à ces cris du cœur la bonne philosophie que j’opposais, en causant avec Osmund, aux douceurs matérielles de l’existence ? Si j’ai su m’oublier, ou du moins me traiter rudement comme être physique dans mon projet de réforme, ne puis-je aussi bien imposer silence à l’imagination, qui se met à caresser le bonheur de l’âme ? Allons donc, Christian ! puisque tu as réglé et décidé que tu n’avais pas de droits particuliers au bonheur, ne peux-tu en prendre ton parti, et te dire : Il ne s’agit pas de respirer le parfum des roses, mais de marcher dans les épines sans regarder derrière toi ?

Christian sentit son cœur se rompre au beau milieu de cet effort de volonté, et son visage fut inondé de larmes, qu’il cacha dans ses mains en prenant l’attitude d’un homme qui sommeille.

— Eh bien ! Christian, s’écria le major en se levant de table, est-ce le moment de dormir, vous, qui étiez le plus ardent à la chasse ? Venez boire le coup de l’étrier, et partons.

Christian se leva en criant bravo. Il avait les yeux humides ; mais son franc sourire ne permettait pas de penser qu’il eût pleuré.

— Il s’agit, reprit le major, de savoir qui de nous aura l’honneur d’attaquer le premier sa majesté fourrée.

— Ne sera-ce pas, dit Christian, le sort qui en décidera ? Je croyais que c’était l’usage.

— Oui, sans doute ; mais vous nous avez tant divertis et intéressés hier soir, que nous nous demandions tout à l’heure ce que nous pourrions faire pour vous en remercier, et voici ce que le lieutenant et moi avons décidé avec l’agrément du caporal, qui a ici sa voix comme les autres. On tirera au sort, et celui de nous qui sera favorisé aura le plaisir de vous offrir la longue paille.

— Vraiment ! dit Christian. Je vous en suis reconnaissant, je vous en remercie tous du fond du cœur, mes aimables amis ; mais il se pourrait bien que vous fissiez là le sacrifice d’un plaisir que je ne suis pas digne d’apprécier. Je ne me suis pas donné pour un chasseur ardent et habile. Je ne suis qu’un curieux…

— Craignez-vous quelque chose ? reprit le major. Dans ce cas…

— Je ne peux rien craindre, répondit Christian, puisque je ne sais rien des dangers de cette chasse, et je ne crois pas être poltron au point de ne vouloir aller où je présume qu’il y a un danger quelconque à courir. Je répète que je n’y mets aucun amour-propre ; je n’ai jamais fait aucun exploit qui me donne le droit de vouloir accaparer un triomphe : ne pouvez-vous me donner une place qui égalise toutes nos chances ?

— Il n’en peut être ainsi. Toutes les chances sont égales devant