Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/791

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre cher Christian pour lui servir de guide, veille de près sur lui, je te prie. C’est son coup d’essai.

Le Dalécarlien, étonné, ne comprit pas tout de suite : il se fit répéter l’avertissement, puis il regarda Christian avec attention, et secoua la tête.

— Un beau jeune homme, dit-il, et un bon cœur, j’en suis certain ! Il a mangé mon kakebroë comme s’il n’eût fait autre chose de sa vie ; il a des dents dalécarliennes, celui-là, et pourtant il est étranger ! C’est un homme qui me plaît. Je suis fâché qu’il ne sache point parler le dalécarlien avec moi, encore plus fâché qu’il aille où de plus fins que lui et moi sont restés. — Le kakebroë, auquel le danneman faisait allusion, n’était autre chose que son pain mêlé de seigle, d’avoine et d’écorce pilée. Comme on ne cuit guère, en ce pays, que deux fois par an tout au plus, ce pain, qui est déjà très dur par lui-même grâce au mélange de la poudre de bouleau, devient, par son état de dessèchement, une sorte de pierre plate qu’entament difficilement les étrangers. On sait le mot historique d’un évêque danois marchant contre les Dalécarliens au temps de Gustave Wasa : « Le diable lui-même ne saurait venir à bout de ceux qui mangent du bois ! »

Comme le danneman, malgré son enthousiasme pour l’héroïque mastication de son hôte étranger, ne paraissait pas pouvoir répondre de le préserver, les inquiétudes de Larrson recommencèrent, et il essayait encore de dissuader Christian, lorsque le danneman pria tout le monde de sortir, excepté l’étranger. On devina sa pensée, et Larrson se chargea de l’expliquer à Christian. — Il faut, lui dit-il, que vous vous prêtiez à quelque initiation cabalistique. Je vous ai dit que nos paysans croyaient à toute sorte d’influences et de divinités mystérieuses ; je vois que le danneman ne vous conduira pas avec confiance à la rencontre de son ours, s’il ne vous rend invulnérable par quelque formule ou talisman de sa façon. Voulez-vous consentir…

— Je le crois bien ! s’écria Christian. Je suis avide de tout ce qui est un trait de mœurs. Laissez-moi seul avec le danneman, cher major, et s’il me fait voir le diable, je vous promets de vous le décrire exactement.

Lorsque le danneman fut tête à tête avec son hôte, il lui prit la main, et lui dit en suédois : — « N’aie pas peur. » Puis il le conduisit à un des deux lits qui formaient niche transversale dans le fond de la chambre, et, après avoir appelé par trois fois : Karine, Karine, Karine ! il tira un vieux rideau de cuir maculé qui laissa voir une forme anguleuse et une figure d’une pâleur effrayante.

C’était une femme âgée et malade qui parut se réveiller avec effort, et que le danneman aida à se soulever pour qu’elle pût regar-