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ressentis alors ; ce fut peut-être la première émotion de ma vie, celle qui éveille en nous la vie du sentiment. Mon Dieu, il me semble que tout un monde oublié se ranime et se lève devant moi ! Il me semble que c’est là-bas, au tournant du rocher, sur le bord de ce talus à pic, d’un ton rougeâtre, que la scène s’est passée. Il me semble y être ! Était-ce moi ou mon âme dans quelque existence antérieure ?… Mais si c’est moi, qui donc est mon père ? Quel est cet homme que le danneman a failli tuer lorsque le soupçon n’était pas encore endormi par la superstition ? Pourquoi la sibylle,… ma mère peut-être !… a-t-elle frissonné tout à l’heure en touchant mes doigts ? Elle était plongée dans une sorte de rêve, elle n’a pas regardé ma figure, mais elle a dit que j’étais le baron !.. Et tout à l’heure, quand j’ai demandé au danneman si l’enfant n’avait pas aux mains un signe particulier, sa colère et son chagrin ne prouvent-ils pas qu’il avait remarqué et compris ce signe héréditaire, peut-être plus apparent chez l’enfant qu’il ne l’est maintenant chez l’homme ?

« D’ailleurs, quand même il l’eût observé aujourd’hui chez moi, son esprit était loin de faire un rapprochement. Il ne lui est pas venu à la pensée de chercher à me reconnaître. Il n’a vu en moi qu’un étranger curieux et railleur qui lui demandait le secret de sa famille, et ce secret, c’est sa honte ; il aime mieux en faire une légende, un conte de fées. On l’offense en doutant du merveilleux qu’il invoque, on l’irrite en lui disant que l’enfant avait peut-être les doigts faits comme ceux du baron Olaüs. Il n’y a, dit-on, que la vérité qui offense ; j’avais donc deviné… La pauvre Karine n’a-t-elle pas été effrayée en me prenant pour son séducteur ?

« Son séducteur ! qui sait ? Cet homme, haï et méprisé de tous, lui a peut-être fait violence. Elle aura caché son malheur, elle aura exploité la croyance aux esprits de perdition, pour empêcher son jeune frère le danneman de s’exposer en cherchant à tirer vengeance d’un ennemi trop puissant. Pauvre femme ! Oui, certes elle le hait, elle le craint toujours ; elle est devenue voyante, c’est-à-dire folle, depuis son désastre ; elle avait reçu une sorte d’éducation, puisqu’elle sait par cœur les antiques poésies de son pays, et quand elle s’exalte, elle trouve dans le souvenir confus de ces chants tragiques des accens de menace et de haine. Enfin, rêverie spécieuse ou commentaire logique, je crois voir ici le doigt de Dieu qui me ramène à la chaumière d’où j’ai été enlevé… Pourquoi, et par qui ?… Est-ce le danneman, voyageur intrépide, qui m’a conduit au loin pour délivrer sa sœur d’un remords vivant, ou sa famille d’une tache brûlante ? dois-je croire plutôt à la jalousie de la femme d’Olaüs, selon l’hypothèse rapportée par le major ? »