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Toutes ces pensées se pressaient dans le cerveau de Christian, et son âme était navrée d’effroi et de douleur. L’idée d’être le fils du baron Olaüs ne faisait que redoubler son aversion. En de telles circonstances, il ne pouvait voir en lui qu’un ennemi de l’honneur et du repos de sa mère. — Qui sait encore, se disait-il, si ce n’est pas lui qui m’a fait enlever pour se dérober à quelque promesse, à quelque engagement contracté envers sa victime ? Ah ! s’il en était ainsi, je resterais dans ce pays. Sans chercher à me faire reconnaître, je me mettrais au service du danneman ; par mon travail et mon dévoûment, certes je me ferais estimer de lui, aimer peut-être de cette famille qui est la mienne, et je pourrais m’efforcer de rendre, sinon la raison, du moins la tranquillité à cette pauvre voyante, comme j’avais réussi à ramener le calme dans les rêves de ma chère Sofia Goffredi. Bizarre destinée que la mienne, qui m’aurait ainsi condamné à avoir deux mères égarées par le désespoir ! Eh bien ! cette condamnation imméritée, c’est un devoir qui m’est tracé pour arriver à quelque mystérieuse récompense. Je l’accepte. Karine Bœtsoï ne se rappelle peut-être pas qu’elle a perdu son enfant, mais elle retrouvera les soins et la protection d’un fils.

En ce moment, il sembla à Christian qu’on l’appelait. Il regarda devant lui et de tous côtés ; il ne vit personne. Le danneman lui avait dit de l’attendre, il devait revenir le chercher : Christian hésita ; mais au bout d’un instant un cri de détresse le fit bondir, saisir ses armes, et s’élancer dans la direction de la voix.

En escaladant avec une prodigieuse agilité les arbres renversés, les monceaux de débris durcis par la glace et les monstrueuses racines entrelacées, Christian arriva sans le savoir à vingt pas de la tanière de l’ours. L’animal terrible était couché entre lui et cet antre, il léchait le sang qui teignait la neige autour de ses flancs. Le danneman était debout sur le seuil du repaire, pâle, les cheveux au vent et comme hérissés sur sa tête, les mains désarmées. Son épieu, brisé dans le flanc de l’ours, gisait auprès de l’animal, et, au lieu de songer à ôter son fusil de la bandoulière pour l’achever, Bœtsoï semblait fasciné par je ne sais quelle terreur, ou enchaîné par je ne sais quelle prudence inexplicable.

Dès qu’il aperçut Christian, il lui fit des signes que celui-ci ne put comprendre, mais il devina qu’il ne fallait point parler et visa l’ours. Heureusement, avant de tirer, il leva encore une fois les yeux sur Joë Bœtsoï, qui lui intima par un geste désespéré l’ordre de s’arrêter. Christian imita sa pantomime pour lui demander s’il fallait l’égorger sans bruit, et, sur un signe de tête affirmatif, il marcha droit à l’ours qui, de son côté, se leva tout droit en grondant pour le recevoir. — Vite, vite ! ou nous sommes perdus ! cria le dan-