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Entre les musulmans et les Mahrattes coulait la rivière Djamouna, déjà grossie par les pluies qui commençaient à tomber. Ahmed-Shah cherchait vainement un gué qui lui permît de traverser ce rapide cours d’eau. Pendant deux jours, il resta en prière au milieu de son camp, calme et patient comme s’il n’eût point été à la veille du jour qui devait décider du sort de l’Inde. Le troisième jour, on lui annonça qu’on venait de découvrir un gué, mais si étroit que ses troupes ne pouvaient s’y engager qu’avec les plus grandes précautions. Aussitôt commença le défilé. Il s’agissait de faire arriver sur l’autre bord d’une rivière grossie par les pluies vingt-quatre brigades[1] de Dourranies composées chacune de douze cents cavaliers, deux mille chameaux portant des pierriers et que deux soldats armés de mousquets montaient pendant l’action, six mille Rohillas à cheval et trente-cinq mille fantassins de la même nation divisés en deux corps, plus une trentaine de pièces d’artillerie appartenant aux Mogols, sans compter quelques troupes auxiliaires conduites par divers chefs musulmans.


IV.

Le passage de cette puissante armée contrainte de traverser un gué où deux hommes ne pouvaient marcher de front ne dura pas moins de quarante-huit heures. Les eaux engloutirent un certain nombre de chevaux et de combattans; cependant les troupes musulmanes reprirent aussitôt leur ordre de bataille et s’avancèrent à la rencontre des Mahrattes. Pourquoi ceux-ci ne s’étaient-ils pas portés au-devant de l’ennemi? Comment avaient-ils laissé les mahométans effectuer tranquillement le passage de la Djamouna, entrepris avec une témérité incroyable par Ahmed-Shah, qui n’ignorait pas que l’armée hindoue campait à peu de distance du rivage? Si Seda-Sheo se fut jeté sur les Dourranies engagés dans les eaux de la rivière, il les eût mis en déroute, culbutés dans le courant et refoulés pour toujours au-delà des frontières du Pendjab. Une occasion magnifique s’offrait à lui de détruire d’un seul coup la puissance musulmane et d’assurer le triomphe de la confédération mahratte, qui eût régné sans conteste sur toute l’Inde. Cette occasion, Seda-Sheo la laissa échapper, parce qu’il ne voulait plus écouter aucun conseil; dans son orgueil, il repoussait les meilleurs avis, jaloux de ne devoir qu’à sa propre inspiration la victoire sur laquelle il n’avait pas cessé de compter. Peu de jours après, une rencontre eut lieu entre les avant--

  1. Tel est à peu près le sens du mot persan dasta, qu’emploient les écrivains musulmans.