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et d’autre à l’arme blanche, et même à coups de couteau. Viçwanâth était à cheval ; il reçut une blessure qui le contraignit de mettre pied à terre. Son oncle Seda-Sheo fit agenouiller son éléphant pour saisir le jeune prince et l’emporter avec lui. À la vue de leur chef qui disparaissait dans la foule, les Mahrattes perdirent courage : ils crurent que Seda-Sheo avait été tué. Cette panique causa leur défaite, qui fut suivie d’un affreux carnage.

Pendant que les Rohillas et les Dourranies achevaient les blessés et massacraient de sang-froid les prisonniers, le Mogol Shoudja-oul-Dowlah, ancien allié des Mahrattes, donnait aux autres musulmans de nobles exemples d’humanité. Non-seulement il respectait la vie et les personnes de ceux que le sort de la guerre avait livrés entre ses mains, mais il plaçait autour d’eux des troupes choisies pour les défendre contre la férocité des Afghans. Le lendemain de la bataille, il achetait, au prix de 2,000 roupies, le cadavre de l’infortuné Viçwanâth-Rao dans l’intention de l’arracher à la fureur des Dourranies, et découvrant parmi les blessés Ibrahim-Khan-Gardi, — celui-là même qui avait presque anéanti l’une des trois divisions de l’armée musulmane, — il fit soigner ses blessures et le cacha avec sollicitude. Cependant les Rohillas et les Dourranies, excités par le carnage, demandaient à grands cris qu’on leur livrât le cadavre de Viçwanâth-Rao pour l’insulter, et la personne d’Ibrahim pour le torturer. Entourant la tente de leur sultan Ahmed-Shah, les Afghans réclamaient tumultueusement le corps du roi des infidèles, afin de le bourrer de paille et de l’emmener comme un trophée à Caboul. Quant à Ibrahim-Khan, cette soldatesque indisciplinée lui reprochait d’avoir porté les armes contre les vrais croyans. Ahmed-Shah, toujours calme et maître de lui, prêtait l’oreille à ces murmures et ne répondait rien. À la fin néanmoins il ordonna à Shoudja-oul-Dowlah de lui remettre le prisonnier, qui fut bientôt confié à la garde du grand-vizir, son ennemi personnel. En vain le généreux Mogol mit l’épée à la main pour défendre le captif blessé, dont il voulait à tout prix sauver les jours. Ibrahim-Khan périt bientôt victime de la perfidie du grand-vizir. Après avoir juré de le traiter avec égard, ce cruel Afghan le fit mourir en versant du poison dans ses plaies. Enfin, comme les belles actions méritent toujours d’être rapportées, surtout quand elles sont accomplies dans un pays et à une époque où l’on en voit de trop rares exemples, ajoutons que Shoudja-oul-Dowlah prit la peine de faire laver les corps des Mahrattes abandonnés sur le champ de bataille, cherchant au milieu de ces amas de cadavres ceux qui respiraient encore[1].

  1. Ce qui rend la généreuse conduite du nabab (on nommait ainsi dans le camp Shoudja-oul-Dowlah) plus méritoire, c’est qu’il était alors en guerre avec les Mahrattes. Un autre personnage, allié de ces derniers, mais qui les avait abandonnés durant la campagne, Souradj-Mal de Bharatpour, se montra aussi compatissant envers les vaincus. L’une des femmes de Seda-Sheo, échappée au massacre, s’étant réfugiée vers lui, il la traita avec beaucoup de respect, lui fournit des vêtemens, de l’argent et un palanquin, et la fit escorter jusqu’à la frontière de ses petits états, d’où elle put arriver saine et sauve dans le Dekkan.