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le gouvernement, et le gouvernement venait d’afficher une proclamation promettant récompense à qui dénoncerait le drapier. Swift, entré brusquement dans la grande salle de réception, écarta les groupes, arriva devant le lord-lieutenant le visage enflammé, et d’une voix tonnante : « Très bien, mylord-lieutenant; c’est un glorieux exploit que votre proclamation d’hier contre un pauvre boutiquier dont tout le crime est d’avoir voulu sauver ce pays. » Et il déborda en invectives au milieu du silence et de la stupeur. Le lord, homme d’esprit, répondit doucement. Devant ce torrent, on se détournait. Ce cœur bouleversé et dévoré ne comprenait rien au calme de ses amis; il leur demandait « si les corruptions et les scélératesses des hommes au pouvoir ne mangeaient pas leur chair et ne séchaient pas leur sang. » La résignation le révoltait. Ses actions, brusques, bizarres, partaient du milieu de son silence comme des éclairs. Il était étrange en tout, et violent dans sa plaisanterie, dans ses affaires privées, avec ses amis, avec les inconnus; souvent on le crut en démence. Addison et ses amis voyaient depuis plusieurs jours à leur café un ecclésiastique singulier qui mettait son chapeau sur la table, marchait à grands pas pendant une heure, payait et partait, n’ayant rien regardé et n’ayant pas dit un mot. Ils l’appelèrent le curé fou. Un soir ce curé aperçoit un gentilhomme nouveau débarqué, va droit à lui, et, sans le saluer, lui demande : « Dites-moi, monsieur, vous rappelez-vous un jour de beau temps dans ce monde? » L’autre, étonné, répond, après quelques instans, qu’il se rappelle beaucoup de pareils jours. « C’est plus que je ne puis dire : je ne me rappelle aucun temps qui n’ait été trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec; mais, avec tout cela, le seigneur Dieu s’arrange pour qu’à la fin de l’an tout soit très bien. » Sur ce sarcasme, il tourne les talons et sort; c’était Swift. — Un autre jour, chez le comte de Burlington, en quittant la table, il dit à la maîtresse de la maison : « Lady Burlington, j’apprends que vous chantez. Chantez-moi un air. » La dame irritée refuse. « Elle chantera, ou je l’y forcerai. Eh bien ! madame, je suppose que vous me prenez pour un de vos curés de carrefour. Chantez quand je vous le commande. » Le comte s’étant mis à rire, la dame pleura et se retira. Quand Swift la revit, il lui dit pour première parole : « Dites-moi, madame, êtes-vous aussi fière et d’aussi mauvais caractère aujourd’hui que la dernière fois?» Les gens s’étonnaient ou s’amusaient de ces sorties; j’y vois des sanglots et des cris, les explosions de longues méditations impérieuses ou amères : ce sont les soubresauts d’une âme indomptée qui frémit, se cabre, brise les barrières, se blesse, écrase ou froisse ceux qu’elle rencontre ou qui veulent l’arrêter. Il a fini par la folie; il la sentait venir, il l’a décrite horriblement; il en a goûté par avance la nausée et la lie; il la portait sur son visage tragique, dans