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nuez à me traiter comme vous le faites, je n’aurai pas à vous gêner longtemps... Je crois que j’aurais supporté plus volontiers la torture que ces mortelles, mortelles paroles que vous m’avez dites... Oh! s’il vous restait seulement assez d’intérêt pour moi pour que cette plainte pût toucher votre pitié! » Elle languit et mourut. Esther Johnson, qui si longtemps avait eu tout le cœur de Swift, souffrait encore davantage. Tout était changé dans la maison de Swift. « A mon arrivée, dit-il, je crus que je mourrais de chagrin, et tout le temps qu’on mit à m’installer, je fus horriblement triste. » Des larmes, la défiance, le ressentiment, un silence glacé, voilà ce qu’il trouvait à la place de la familiarité et des tendresses. Il l’épousa par devoir, mais en secret, et à la condition qu’elle ne serait sa femme que de nom. Pendant douze ans, elle dépérit; Swift s’en allait le plus souvent qu’il pouvait en Angleterre. Sa maison lui était un enfer; on soupçonne qu’une infirmité physique s’était mêlée à ses amours et à son mariage. Un jour, Delany, son biographe, l’ayant trouvé qui causait avec l’archevêque King, vit l’archevêque en larmes, et Swift qui s’enfuyait le visage bouleversé. « Vous venez de voir, dit le prélat, le plus malheureux homme de la terre; mais sur la cause de son malheur, vous ne devez jamais faire une question. » Esther Johnson mourut; quelles furent les angoisses de Swift, de quels spectres il fut poursuivi, dans quelles horreurs le souvenir de deux femmes minées lentement et tuées par sa faute le plongea et l’enchaîna, rien que sa fin peut le dire. « Il est temps pour moi d’en finir avec le monde;... mais je mourrai ici dans la rage comme un rat empoisonné dans son trou... » L’excès du travail et des émotions l’avait rendu malade dès sa jeunesse : il avait des vertiges; il n’entendait plus. Il sentait depuis longtemps que sa raison l’abandonnerait. Un jour on l’avait vu s’arrêter devant un orme découronné, le contempler longtemps, et dire : « Je serai comme cet arbre, je mourrai d’abord par la tête. » Sa mémoire le quittait, il recevait les attentions des autres avec dégoût, parfois avec fureur. Il vivait seul, morne, ne pouvant plus lire. On dit qu’il passa une année sans prononcer une parole, ayant horreur de la figure humaine, marchant dix heures par jour, maniaque, puis idiot. Une tumeur lui vint sur l’œil, telle qu’il resta un mois sans dormir, et qu’il fallut cinq personnes pour l’empêcher de s’arracher l’œil avec les ongles. Un de ses derniers mots fut : « Je suis fou.» Son testament ouvert, on trouva qu’il léguait toute sa fortune pour bâtir un hôpital d’aliénés.

Il a fallu ces passions et ces misères pour inspirer les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau.

Il a fallu encore une forme d’esprit étrange et puissante, aussi anglaise que son orgueil et ses passions.