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qu’ils ont reçues, les intérêts qui les pressent, ne rappeler que ces faits, ne partir que de ces idées, n’inquiéter que ces intérêts. Ainsi parle Swift, sans développement, sans coups de logique, sans effets de style, mais avec une force et un succès extraordinaires, par des sentences dont les contemporains sentaient intérieurement la justesse, et qu’ils acceptaient à l’instant même, parce qu’elles ne faisaient que leur dire nettement et tout haut ce qu’ils balbutiaient obscurément et tout bas. Telle fut la puissance de l’Examiner, qui transforma en un an l’opinion de trois royaumes, et surtout du Drapier, qui fit reculer un gouvernement.

La petite monnaie manquait en Irlande, et les ministres anglais avaient donné à William Wood une patente pour frapper 108,000 livres sterling de cuivre. Une commission dont Newton était membre vérifia les pièces fabriquées, les trouva bonnes, et plusieurs juges compétens pensent aujourd’hui que la mesure était loyale autant qu’utile au pays. Swift ameuta contre elle le peuple en lui parlant son langage, et triompha du bon sens et de l’état[1]. « Frères, amis, compatriotes et camarades, ce que je vais vous dire à présent est, après votre devoir envers Dieu et le soin de votre salut, du plus grand intérêt pour vous-mêmes et vos enfans; votre pain, votre habillement, toutes les nécessités de la vie en dépendent. C’est pourquoi je vous exhorte très instamment comme hommes, comme chrétiens, comme pères, comme amis de votre pays, à lire cette feuille avec la dernière attention, ou à vous la faire lire par d’autres. Pour que vous puissiez le faire avec moins de dépense, j’ai ordonné à l’imprimeur de la vendre au plus bas prix. » Vous voyez naître du premier coup d’œil l’inquiétude populaire; c’est ce style qui touche les ouvriers et les paysans; il faut cette simplicité, ces détails, pour entrer dans leur croyance. L’auteur a l’air d’un drapier, et ils n’ont confiance qu’aux gens de leur état, Swift, continue, et diffame Wood, certifiant que ses pièces de cuivre ne valent pas le huitième de leur titre. De preuves, nulle trace : il n’y a pas besoin de preuves pour convaincre le peuple; il suffit de répéter plusieurs fois la même injure, d’abonder en exemples sensibles, de frapper ses yeux et ses oreilles. Une fois l’imagination prise, il ira criant, se persuadant par ses propres cris, intraitable. « Votre paragraphe, dit Swift à ses adversaires, rapporte encore ceci, que sir Isaac Newton a rendu compte d’un essai fait à la Tour sur le métal de Wood, par quoi il paraissait que Wood a rempli à tous égards son traité. Son traité? Avec qui? Est-ce avec le parlement ou avec le peuple d’Irlande? Est-ce que ce ne sont pas

  1. Je ne crois pas, quoi qu’on ait dit, qu’il fût alors de mauvaise foi. On pouvait croire à une escroquerie ministérielle, et Swift plus qu’un autre. Au fond, Swift me parait honnête homme.