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vraisemblable, et il l’atteint. Son art consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieusement les effets qu’elle amène. C’est l’esprit logique et technique d’un constructeur qui, imaginant le raccourcissement ou l’agrandissement d’un rouage, aperçoit les suites de ce changement et en écrit la liste. Tout son plaisir est de voir ces suites nettement, et par un raisonnement solide. Il marque les dimensions et le reste en bon ingénieur et statisticien, n’omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine, l’écurie, la politique; là-dessus, sauf de Foë, il n’a pas d’égal. La machine à aimant qui soutient l’île volante, le transport et l’inventaire de Gulliver à Lilliput, son arrivée et sa nourriture chez les chevaux font illusion; nul esprit n’a mieux connu les lois ordinaires de la nature et de la vie humaine, nul esprit ne s’est si strictement renfermé dans cette connaissance; il n’y en a point de plus exact ni de plus limité.

Mais quelle véhémence sous cette sécheresse ! Que nos intérêts et nos passions semblent ridicules, rabaissés à la petitesse de Lilliput, ou comparés à l’énormité de Brodingnag? Qu’est-ce que la beauté, puisque le plus beau corps regardé avec des yeux perçans parait horrible? Qu’est-ce que notre puissance, puisqu’un insecte, roi d’une fourmilière, peut se faire appeler comme les nôtres « majesté sublime, délices et terreur de l’univers? » Que valent nos hommages, puisqu’un pygmée, « plus haut que les autres de l’épaisseur de notre ongle, » les frappe par cela seul d’une crainte respectueuse? Les trois quarts de nos sentimens sont des sottises, et l’imbécillité de nos organes est la seule cause de notre vénération ou de notre amour.

La société rebute encore plus que l’homme. A Laputa, à Lilliput, chez les chevaux, chez les géans, Swift s’acharne contre elle, et n’est jamais las de la bafouer et de l’avilir. A ses yeux, « l’ignorance, la paresse et le vice sont les mérites et les marques distinctives du législateur. Pour expliquer, interpréter et appliquer les lois, on choisit ceux dont le talent et l’intérêt consistent à les pervertir, à les brouiller et à les éluder, n Un noble est un misérable pourri de corps et d’âme, ayant ramassé en soi toutes les maladies et tous les vices que lui ont transmis dix générations de débauchés et de drôles. Un homme de loi est un menteur à gages, habitué par vingt ans de chicanes à tordre la vérité s’il est avocat, à la vendre s’il est juge. Un ministre est un entremetteur qui, ayant prostitué sa femme ou clabaudé pour le bien public, s’est rendu maître de toutes les places, et, pour mieux voler l’argent de la nation, achète les députés avec l’argent de la nation. Un prince est un metteur en œuvre de tous les vices, incapable d’employer ou d’aimer un honnête homme, « persuadé que son trône ne peut subsister sans corruption, parce