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pour elles et furent, sous bonne escorte, conduites jusqu’aux tentes dressées à leur usage dans le beau parc de Dilkousha.

Le 20, le 21 et le 22 se passèrent à bombarder le Kayserbagh, comme si on prétendait l’enlever d’assaut. Le capitaine Peel, dont on vient d’apprendre la mort[1], dirigeait cette opération simulée. Ainsi, dans l’évacuation provisoire de Lucknow, rien ne fut laissé au hasard. Cette opération s’exécuta selon les règles de la stratégie, en face d’un ennemi exaspéré, et que son immense supériorité numérique rendait, après tout, assez redoutable. À minuit, dans la nuit du 22 au 23 novembre, l’ordre de départ, donné à l’improviste, passa de rang en rang et pour ainsi dire d’homme à homme. On n’éteignit aucuns feux, et la garnison sortit en silence, sans que rien pût trahir l’abandon où elle laissait tout à coup ces fortifications, jusque-là si vaillamment défendues. Un seul homme resta dans la place, un capitaine, plongé dans un sommeil profond, et que personne ne s’avisa d’aller avertir dans l’obscur recoin qu’il avait choisi pour y passer la nuit en pleine tranquillité. Le malheureux se réveilla deux heures après, seul, absolument seul dans cette enceinte déserte, autour de laquelle rugissaient encore, sans oser y pénétrer, cinquante mille démons à face humaine. Une terreur profonde s’empara de lui dès qu’il put se rendre compte de sa situation. S’élançant à toute course, il traversa les cours emmêlées, les corridors tortueux, les allées inextricables du Feradbouksh et du Tarie-Kothie. Partout la même solitude, partout le même silence, interrompu çà et là par quelques coups de canon, quelque volée de mousqueterie que l’ennemi envoyait au hasard. Enfin, hors d’haleine, à moitié mort de fatigue, il rejoignit le dernier peloton de l’arrière-garde ; mais le choc nerveux qu’il avait ainsi reçu à l’improviste ne le laissait déjà plus maître de lui-même. Il était à peu près fou, et ne recouvra l’usage entier de sa raison qu’après quelques jours de repos.

Attaqué, dès le 20, du mal qui allait l’emporter, Havelock était encore sous le charme de cette gloire qu’il avait longtemps méritée sans l’acquérir, et qui venait comme un rayon de soleil couchant dorer le soir de sa vie. « Je ne vois pas encore, après tout, ma nomination dans la gazette[2] ; mais sir Colin n’adresse plus ses lettres qu’à sir Henry Havelock, » écrivait-il dans les dernières lignes qu’il ait pu tracer : singulier témoignage du prestige que garde encore la

  1. Fils de sir Robert Peel et officier de grande espérance. Il s’était distingué devant Sébastopol, où il dirigeait la batterie anglaise empruntée aux vaisseaux, et qu’on appelait batterie de la marine.
  2. Sa nomination comme baronet, titre que la reconnaissance nationale a fait passer à son fils, sir Henry Marshman Havelock, avec une pension de 1,000 livres sterling. Pareille pension a été accordée à la veuve du général.