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Il faut croire que la fermeté dont il avait fait preuve pendant cette courte crise ne fut pas entièrement perdue pour lui; il compta désormais parmi les hommes en vue. Pour peu cependant qu’on ait connu Bastiat, on sait qu’il mit à fuir les fonctions publiques le même soin que d’autres mettent à les rechercher. S’il fut en 1831 juge de paix du canton de Mugron et en 1832 membre du conseil général des Landes, c’est que l’estime locale le désigna, et que ces témoignages de confiance eurent un caractère spontané qui l’emporta sur ses scrupules. Déjà même, et quoiqu’il eût à peine l’âge requis pour l’éligibilité, on songeait à le charger d’un mandat plus important encore et à l’envoyer à la chambre des députés. A trois reprises, cette candidature fut mise en avant par des personnes notables sans qu’on exigeât de Bastiat d’autre concours qu’un acquiescement personnel, et en lui épargnant les démarches qui étaient si préjudiciables à la dignité de la fonction. Il faut ajouter que ses chances n’étaient pas grandes; il s’était rangé dans ce qu’on nommait le parti du mouvement, et, après avoir fait une brillante exception pour le général Lamarque, le département des Landes tendait à se rapprocher de plus en plus par ses choix de la politique du gouvernement. Le nom de Bastiat ne resta donc en évidence que pour fournir à la minorité, de temps à autre, les moyens de se rallier et de se compter. Plus tard seulement la lutte devint sérieuse : ce fut quand notre économiste, servi par le bruit qu’avaient fait ses premières publications, entra en concurrence avec un homme très estimable et très estimé[1], dont la position était un titre bien légitime auprès de la dynastie qui régnait alors. Il y eut à cette occasion des lettres échangées et une sorte de tournoi public dont les détails méritent une mention et reviendront à leur date.

Pendant les quinze années qui suivent, Bastiat semble se partager entre les devoirs de son modeste prétoire et l’étude de la science vers laquelle inclinent ses goûts. Mugron offre peu de ressources : on n’y trouve ni bibliothèques, ni cours, ni facultés, rien de ce qui anime et soutient un esprit avide de s’instruire ; Bastiat y suppléera par ses propres inspirations et par l’activité d’une intelligence qui peut se passer d’emprunts. Il n’est pas de ceux qui pâlissent sur des textes et s’endorment dans des compilations stériles. Les grands traits lui suffisent, et quand il les tient, il va du principe aux conséquences, moins soucieux de savoir ce que d’autres en ont pensé que ce qu’il en doit penser lui-même. C’est à ces signes que se reconnaissent les hommes vraiment doués, ceux qui sortiront des rangs et laisseront leur empreinte. Bastiat est de ce nombre; Mugron, si dépourvu qu’il soit, lui suffira pour se recueillir et se préparer. Il y

  1. M. de Larnac, ancien précepteur de M. Le duc de Nemours.