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deur qui aujourd’hui encore n’est pas éteinte, et dont en toute occasion elles fournissent des témoignages significatifs. Le préfet de Rouen écrivait à un pair de France membre du comité, M. Anisson-Duperron, « qu’il eût soin de passer de nuit dans la ville, s’il ne voulait pas être lapidé. » De Mugron, on disait à Bastiat « qu’on n’osait plus parler de lui qu’en famille. » De toutes parts on répandait cette opinion, que la manifestation française en faveur du libre échange n’était qu’une intrigue à la solde de l’Angleterre, qui ne laissait de choix à ceux qui y trempaient qu’entre la complicité et la duperie. Bastiat lui-même s’aperçut alors de ce que la coïncidence des deux agitations offrait de périls et de pièges. « Le cri contre l’Angleterre nous étouffe, écrivait-il à M. Cobden; on a soulevé contre nous de formidables préventions. Si cette haine n’était qu’une mode, j’attendrais patiemment qu’elle passât; mais elle à de profondes racines dans les cœurs. Elle est universelle, et, je vous l’ai dit, elle existe dans mon village même. De plus, cette aveugle passion est si bien à la convenance des intérêts protégés et des partis politiques, qu’ils l’exploitent de la manière la plus éhontée... » Pour déjouer cette manœuvre, Bastiat ne trouve qu’un moyen, et l’indique à son correspondant. Que l’Angleterre ne fasse pas les choses à demi, et sacrifie ses derniers privilèges, l’acte de navigation, le monopole colonial, par exemple; qu’elle abaisse les droits sur les vins de manière à en rendre la consommation populaire, surtout qu’elle renonce à cet armement maritime exagéré qui est pour la France une perpétuelle menace et une cause de ruine pour les deux états. On enlèvera ainsi à la calomnie ses prétextes les plus spécieux, et on donnera une force réelle à ceux qui, au milieu de ces déchaînemens, soutiennent le drapeau de la liberté commerciale. Cobden était fait pour comprendre ces conseils, et il l’a bien prouvé; mais il a pu se convaincre aussi que l’Angleterre ne franchit pas la juste limite des concessions, et qu’au-dessus de ses intérêts elle place le soin de sa prépondérance.

Aucune vie ne fut plus agitée que celle de Bastiat pendant les dix-huit mois que dura l’association à laquelle il avait consacré ses forces, souvent chancelantes. Il ne se contentait pas d’assister aux conférences de la salle Montesquieu, il se mettait en route pour la province dès qu’une manifestation y avait lieu. Les résistances et les embarras se multipliaient cependant. Les comités des ports ne savaient que faire de l’argent qui avait été versé dans leurs caisses, et d’un autre côté on manquait de fonds pour donner une existence sérieuse au journal fondé par le comité central, et qui, vu sa périodicité restreinte, ne pouvait acquérir d’influence sur l’opinion. Cet instrument même trahissait les efforts de Bastiat; il n’en était pas