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grande part ; en réagissant contre cet acte, le pays ne se déjugeait pas, il se relevait de cette contrainte. Si Bastiat avait été et demeurait sincèrement républicain, le pays ne l’avait jamais été, et il l’a bien prouvé depuis. Aussi y eut-il dès lors entre le département des Landes et son représentant un malentendu qui aboutit à une leçon bien rigoureuse, quoique momentanée. Les nouvelles élections approchaient, et Bastiat pressentait que ses chances étaient fort amoindries. Il ne s’agissait plus cette fois de l’unanimité, mais d’une majorité douteuse. « Je devais déplaire aux deux partis, dit-il, par cela seul que je m’occupais plus de les combattre dans leurs torts que de m’enrôler sous leur bannière ; moi et tous les hommes de conciliation scientifique, je veux dire de la justice expliquée par la science, nous resterons sur le carreau. » Il ne se trompait pas ; il resta sur le carreau, et pour le ramener dans le sein de l’assemblée législative, il fallut qu’à quelques semaines de là la mort créât une vacance dans la députation de son département. Les opinions étaient alors plus calmes : il rentra en grâce.

On peut dire qu’à partir de ce moment sa carrière politique était terminée ; sa santé d’ailleurs ne lui eût point permis de porter, comme il l’eût voulu, le poids des débats oratoires. Ce n’est pas qu’il n’éprouvât des impatiences et le désir de s’y jeter. « M. Thiers, écrit-il, provoquait l’autre jour ceux qui croient tenir la solution du problème social. Je grillais sur mon banc… » Dans une seule occasion et sur une question familière, il sortit de sa réserve : ce fut au sujet d’une loi sur les boissons. L’assemblée l’écouta avec recueillement et en lui tenant compte des efforts qu’il était obligé de faire. Il est curieux de voir comment il se juge dans une lettre à M. Coudroy : « Je n’ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le dire ; notre volubilité méridionale est un vrai fléau. Quand la phrase est finie, on pense à la manière dont elle eût dû être tournée. Cependant, le geste et l’intonation aidant, on se fait comprendre. » Ce discours fut le dernier ; sa voix le trahissait, et il se vit même obligé d’interrompre le cours qu’il avait commencé devant la jeunesse des écoles. Sa plume seule lui restait, et il ne la ménagea pas. M. Proudhon venait de lancer un nouveau défi à propos du crédit gratuit ; il s’en déclarait le père, et ajoutait fièrement : «Je suis cela ou je ne suis rien. » Bastiat relève ce défi, et, dans une série de lettres, cherche à saisir au corps le plus insaisissable des argumentateurs. M. Proudhon avait beau changer de forme à chaque réplique et sonner des fanfares en son propre honneur ; Bastiat ne se tenait pas pour battu, et avec une patience évangélique rétablissait les termes de la discussion. Dieu sait dans quel dédale de subtilités les champions furent entraînés à la suite l’un de l’autre ! A re-