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comme fermé par d’infranchissables bancs, de l’autre, on pouvait douter que les ports d’Okhotsk ou d’Ayan offrissent aux Russes un abri aussi sûr que la position abandonnée par eux au Kamtchatka. Sur ces entrefaites, du reste, le commodore était rejoint par la petite division française de Nangasaki; mais en même temps la fatalité qui continuait à peser sur nous réduisait à sa plus faible limite le chiffre de nos bâtimens. Envahie par le redoutable fléau des longues campagnes, la Sibylle voyait le scorbut transformer sa batterie en un hôpital humide et malsain. Force lui était de regagner des latitudes plus clémentes. De quatre navires, la Constantine restait dans la division alliée le seul représentant de notre pavillon! Vaisseau, chef-d’œuvre de l’esprit humain, dit la définition naïvement orgueilleuse d’un dictionnaire de marine; pauvre chef-d’œuvre, doit-on penser souvent, qu’un rien paralyse, et dont tant de causes peuvent faire une inerte carcasse flottante[1] ! C’est là le revers de médaille de la navigation, et nous en faisions la triste expérience. Le commandant de Montravel croyait en effet que l’unique chance de trouver l’ennemi était de remonter le golfe, et l’événement lui donna raison; mais, ne disposant plus que d’un seul navire, l’unique parti qu’il pût prendre était de se joindre aux Anglais, à qui les instructions de l’amiral Stirling prescrivaient de commencer les recherches par la mer d’Okhotsk. Le jour où la division combinée appareillait pour s’y rendre, l’escadre russe, allégée de ses canons, avait à peine franchi la moitié des bancs qui séparent les eaux de l’Amour du nord de la Manche de Tartarie !

Cette nouvelle étape de la croisière, de même que la reconnaissance du golfe que l’on venait de parcourir, était pour nos navires une sorte de voyage de découvertes, car nous n’avions guère plus de renseignemens sur la mer d’Okhotsk que sur les autres établissemens russes du Pacifique. Nous savions que depuis quelques années le port d’Okhotsk avait été abandonné pour celui d’Ayan, devenu par suite le centre principal du mouvement maritime de cette côte peu fréquentée. Là était la relâche habituelle des aventureux baleiniers de ces mers, là se réunissaient chaque année les bâtimens de la compagnie russo-américaine, chargés des riches fourrures recueillies au Kamtchatka, aux Kuriles, aux Aleutiennes et sur la côte d’Amérique; là enfin arrivait chaque mois le courrier d’Europe à

  1. La lugubre statistique des naufrages montre qu’il n’est pas de jour où ne se perde au moins un navire; c’est la contre-partie du calcul qui nous apprend que, dans la grande fourmilière humaine, chaque seconde voit mourir un homme. Un correspondant d’une revue maritime anglaise classe avec une méthodique gravité sous cinquante chefs les causes qui peuvent amener la perte d’un navire, et bien des personnes seront fort étonnées d’apprendre que le dixième de ces chefs est « la présence de femmes à bord. »