Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/249

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en arrière, et que je dise en peu de mots ce que la révolution avait fait de cette flotte glorieuse dont j’étais un des plus chétifs débris.

La France, dans les dernières années du règne de Louis XVI, possédait près de trois cents bâtimens de guerre, armés de plus de treize mille canons, treize ou quatorze cents officiers partagés en neuf escadres, quatre-vingt-dix mille matelots portés sur les registres de l’inscription maritime, et quatre-vingt-une compagnies de canonniers-matelots. Nos institutions maritimes composaient un ensemble auquel il semblait qu’on n’eût jamais dû toucher, car tout y portait l’empreinte de la prévoyance et du génie. Plus heureux que nos rivaux, nous n’avions pas besoin d’avoir recours à la presse ou aux enrôlemens volontaires pour recruter nos équipages. L’inscription maritime nous fournissait instantanément des matelots, pendant que les compagnies de canonniers versaient avec la même facilité, à bord de nos vaisseaux, leurs chargeurs et leurs chefs de pièces.

Dès la fin de l’année 1789, cette admirable organisation commence à se dissoudre. Des émeutes éclatent dans nos ports et jusque sur nos bâtimens. « Tout acte d’autorité est considéré comme une injustice; toute discipline est réputée une injure aux droits du peuple.» Le dégoût s’empare des meilleurs officiers, peu soucieux de commander à des équipages au milieu desquels leur vie même n’est plus en sûreté. Les capitaines de la marine marchande, les sous-officiers de la marine royale prennent la place de ces prétendus privilégiés. Un double dommage résulte de cette mesure. On perd de bons maîtres; on acquiert de médiocres, quelquefois même de détestables officiers. Vers le mois de septembre 1791, au moment même où je partais pour le long voyage d’exploration dont le but, on s’en souvient, était la recherche de La Pérouse, plus des trois quarts des officiers de l’ancienne marine se tenaient à l’écart ou s’étaient déjà retirés du service. Ceux que l’attente d’une guerre prochaine retint sous les drapeaux ne réussirent point à désarmer les ressentimens d’une révolution implacable. Leur dévouement ne reçut d’autre prix qu’une mort ignominieuse ou une captivité à laquelle les journées de thermidor ne vinrent que trop tard mettre un terme.

Ce furent les municipalités de nos ports militaires qui organisèrent la marine de la république : elles distribuèrent les grades avec les certificats de civisme. D’odieux délateurs se chargèrent de diriger les suffrages de ces administrations souveraines. Les rapports secrets de ces misérables semèrent, pendant deux ans, la méfiance et la terreur à bord de nos vaisseaux. Les premières années de la république furent sans doute une époque héroïque ; mais ce