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temps fut aussi singulièrement propice à la bassesse et fécond en intrigues. Jamais les âmes fières n’avaient eu plus cruellement à souffrir. Dans nos malheureux ports livrés aux démagogues, le bourreau même trouvait des courtisans, et la liberté, dont on détestait au fond du cœur le hideux despotisme, recueillait de toutes parts d’hypocrites hommages. À bord de chaque vaisseau, le bonnet de cette sanglante idole figurait, arboré avec pompe sur le gaillard d’arrière. Les chefs faisaient aux marins la profession publique de leurs principes ; les marins exprimaient leur sensibilité par des acclamations ; puis, quand amiral, capitaines, officiers, maîtres et matelots avaient juré pour la centième fois haine et exécration aux tyrans, appui et secours aux amis de l’égalité, on s’attablait à des repas civiques, qui se terminaient, suivant la formule consacrée, par des embrassemens respectifs. Où en était la discipline après toutes ces harangues et toutes ces accolades, il est facile de le deviner.

La désertion éclaircissait chaque jour les rangs de nos équipages, et l’annonce du départ devenait presque invariablement le signal de quelque sédition. Telle était déjà la situation de la marine française lorsque la convention nationale déclara en février 1793 la guerre à l’Angleterre, et cependant la constitution de notre armée navale était si vigoureuse, elle renfermait de si prodigieuses ressources, que, malgré cet affreux désordre, dont je n’ai tracé qu’un tableau affaibli, le commencement des hostilités nous trouva plus forts que les Anglais. On comptait sur la rade de Toulon dix-huit vaisseaux, vingt sur celle de Brest. Nos frégates, nos bâtimens légers, nos corsaires, infestaient déjà les mers, et les premiers armemens de l’ennemi durent être employés à protéger contre leurs attaques le commerce du Levant et celui des Antilles. Il y eut un moment où la marine française pouvait encore être sauvée. Il ne fallait qu’un succès éclatant : le retour de la discipline eût suivi de si près la victoire ! Malheureusement on consuma en mouvemens stériles un temps dont on semblait n’avoir jamais connu le prix. On eut la funeste pensée d’employer à garder le littoral de la Vendée une flotte qui eût pu dévaster les côtes ou les colonies de l’Angleterre, et lorsque la révolte des équipages eut ramené cette flotte indocile dans la rade de Brest, les tribunaux révolutionnaires, bien mieux que l’ennemi, se chargèrent de la mutiler. Les canonniers de la flotte de Brest furent envoyés à l’armée du Rhin et dans la Vendée. Ils emportèrent avec eux la principale force de nos escadres. Ce fut pourtant cette flotte sans officiers, sans canonniers, et presque sans matelots, qui faillit remporter, le 1er juin 1794, à la hauteur d’Ouessant, une grande victoire sur la flotte de lord Howe. Jamais action