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munitions. Notre adversaire continuait à fuir sous toutes voiles, cacatois et bonnettes dehors. Je me contentai de l’observer pendant le reste de la nuit. Dès la pointe du jour, nous reconnûmes un superbe négrier anglais, pavillon battant, armé de vingt-deux canons de 9.

Le lever du soleil fut le signal de la reprise du combat. Nous vînmes nous placer par le travers de l’ennemi, mais nous ne pûmes conserver longtemps cette position. Deux de nos canons furent démontés, et plusieurs hommes reçurent des blessures graves. Profitant de la supériorité de notre marche, je manœuvrai pour me maintenir dans la hanche de ce rude adversaire, et je lui envoyai, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre, des volées entières, auxquelles il ripostait à peine par quelques coups isolés. Je le harcelai ainsi pendant plusieurs heures sans pouvoir triompher de sa résistance ou le retarder dans sa fuite. La plupart de nos boulets ne traversaient probablement pas son épaisse membrure, et quatre cents coups de canon ne lui avaient encore causé que peu d’avaries. Je voulus en finir, et laissai arriver pour passer à poupe de l’ennemi. Le négrier imita notre manœuvre, et, par une arrivée presque aussi rapide que la nôtre, nous déroba sa poupe. Je serrai le vent; il le serra aussi, et me présenta le côté de sa batterie qui n’avait point encore tiré un seul coup de canon. Onze pièces chargées jusqu’à la gueule nous accueillirent presque à brûle-pourpoint par une effroyable volée de mitraille, de boulets rames et de projectiles enchaînés deux à deux. Notre gréement fut haché. Le grand hunier, coupé d’une ralingue à l’autre, se trouva séparé en deux parties, qui flottaient dans l’air comme deux tabliers. La nuit nous surprit avant que nous eussions réparé ces avaries. J’hésitais à continuer une poursuite qui nous avait déjà entraînés de vingt-cinq ou trente lieues dans l’ouest, mais j’éprouvais aussi beaucoup de répugnance à renoncer à une si riche capture. Un pareil bâtiment ne devait pas porter moins de cinq ou six cents noirs, et six cents noirs, c’était une fortune pour la colonie de Cayenne. Malheureusement je conservais seul à bord l’espoir d’un succès si opiniâtrement disputé. Au plus chaud du combat, un de mes officiers, assez honnête garçon du reste, mais qui avait, ce jour-là, cherché dans des libations trop copieuses un surcroît de courage, s’était écrié que, si nous nous entêtions à vouloir nous emparer de ce négrier, ce serait bien certainement le négrier qui finirait par nous prendre. J’avais dû envoyer aux arrêts dans sa chambre cet oiseau de mauvais augure; mais je ne pouvais me dissimuler que, dans la disposition générale des esprits, je serais peut-être mal secondé si nous en venions à l’abordage. C’était là cependant le