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contera l’histoire des mandagots[1] du vieux Soulès, le père de Janouet. C’étaient deux chats noirs qu’il nourrissait de viande de boucherie ; ils dansaient toute la journée, n’attrapaient pas de souris, mais ils lui apportaient chaque soir deux louis de vingt-quatre livres. Il devint ainsi le plus riche de la contrée, et quand arriva la révolution, il acheta les biens du comte de La Roumega, qui fut guillotiné à Toulouse. Quand il se vit opulent, il négligea les mandagots, qui l’étouffèrent pendant une nuit de carnaval.

Mon père, qui connaissait le vieux Soulès, et qui fréquentait sa maison, m’a souvent dit qu’il n’y avait jamais vu de chats noirs et encore moins de viande de boucherie, car Soulès vendait tout ce qu’il pouvait vendre, et ne se nourrissait que de pain de maïs. Il était propriétaire d’un assez joli bien qui, bon an, mal an, pouvait produire deux ou trois cents sacs de grains et une trentaine de pièces d’eau-de-vie. Les étoiles le matin, la lune le soir, le voyaient travaillant comme un mercenaire, se donnant à peine le temps de dormir et de manger. Il trouvait difficilement des valets : entrer chez lui, autant aurait valu entrer au bagne. Beaucoup de besogne, du mauvais pain et de la piquette, tel était l’ordinaire de la maison. Le maître ne la quittait que pour aller aux foires et marchés, où il spéculait heureusement sur les chevaux et sur les bœufs. De temps en temps, on le voyait revenir avec une valise gonflée d’écus. Ce que cet argent devenait ensuite, nul ne le savait ; il ne dépensait ni ne prêtait un denier : il se contentait de faire une petite usure, assez fructueuse cependant, à l’aide du grain qu’il avançait aux propriétaires gênés. Lorsque la révolution éclata, il acheta pour fort peu de chose tous les biens nationaux qui se trouvèrent à vendre, entre autres le château et le domaine de La Roumega. Pour en arriver là, il avait eu besoin d’employer quelques manœuvres, car en l’an iii de la république nous vîmes arriver au château un citoyen et une citoyenne qui n’étaient beaux ni l’un ni l’autre. Le citoyen était une espèce de monsieur petit, maigre, mal tourné, se donnant des airs de muscadin. On eût dit un frater ou un régent. Il portait un grand chapeau à trois cornes avec une grande cocarde, un habit couleur de cannelle et des bas tricolores. Il était d’humeur plaisante et buvait volontiers un coup de trop, après quoi il chantait ou le Ça ira ou l’Alleluia, et vous appelait tantôt citoyens et tantôt très chers frères. La citoyenne qu’il appelait sa sœur était d’une tout autre humeur : grande, sèche, sérieuse, pour ne pas dire revêche, elle n’avait jamais mot en bouche, s’occupait du ménage le matin, et tricotait pendant le reste du jour. Un mois après

  1. Le mandagot est un animal envoyé par le diable pour enrichir ceux qui se donnent à lui. On le trouve la nuit de Noël généralement, à l’embranchement de quatre chemins, auprès de la croix.